Aller au contenu principal

Leonard Cohen, au temps de la déchirure

L'échappée du temps
Thématique·s

Qui passe de l’autre côté du miroir, du côté enchanté de la postérité? Certains écrivains ont beau être animés, leur vie durant, par le sentiment enivrant que leur œuvre sera immortelle, rien n’est jamais joué d’avance, comme on le sait. Il ne suffit pas de savoir que la lumière ne se fait que sur les tombes pour s’éviter d’être dévoré jusqu’aux os par le désir de durer.

Ce n’est certainement pas en entrant à l’Académie française, ce repère où l’immortalité est autoproclamée, qu’une œuvre se voit pérennisée. Qui se souvient de la majorité des écrivains auxquels fut attribué le fauteuil numéro 2, celui qu’occupe désormais Dany Laferrière? Oubliés, les immortels André Theuriet, François Albert-Buisson et autres André Frossard. Leurs noms font désormais, tout au plus, bayer aux corneilles.

Depuis la mort de Leonard Cohen, survenue à Los Angeles en 2016, son œuvre n’a cessé d’être encensée partout. Expositions, murales, timbres-poste, spectacles-hommages, publications posthumes, rééditions, interprétations diverses. On a même cru bon relancer, à l’enseigne de l’éditeur français Christian Bourgois, les traductions de ses deux romans pourtant mal aimés de son vivant: Jeux de dames (The Favorite Game, 1963) et Les perdants magnifiques (Beautiful Losers, 1966). Des deux, j’ai toujours eu un faible prononcé pour Les perdants magnifiques, malgré une traduction parfois pénible. Peut-être parce qu’on y croise la vierge mohawk Kateri Tekakwitha, symbole d’une identité troublée, d’un monde, le nôtre, parqué dans une vaste réserve d’où Cohen nous invite, par la porte de ses hallucinations, à nous sortir en lui donnant la main. Ce livre m’a toujours semblé prendre l’allure d’une longue prière contre la misère de l’isolement identitaire. Le FLQ et ses bombes n’y grondent pas par hasard dans plusieurs passages.

Publié trois ans plus tôt, non sans beaucoup de difficultés, Jeux de dames fut repoussé par l’éditeur canadien de Cohen parce que sa prose suggérait des préoccupations sexuelles trop insistantes. Cohen dut se résoudre à aller le faire paraître au loin, en des pays qui furent aussi les siens. La traduction n’en est pas très réussie, pour dire le moins. Je me refuse à la citer, mais on y lit quelques fulgurances, comme ce passage où Cohen explique que personne ne quitte vraiment Montréal, parce que cette ville, comme le Canada, est de toute façon conçue pour préserver un passé qui s’est déroulé ailleurs.

♦♦♦

Cohen était déjà une icône de son vivant, mais certainement pas à cause de ses romans. Mort, le voici devenu monument au point que ses romans se voient ressuscités.

La patine lustrée que donne pareille postérité tend à lisser jusqu’aux aspérités du passé. Ainsi voit-on plus que jamais en Cohen une sorte d’ange de la paix, mystique à souhait, une bonne âme qui prêche un amour badigeonné de miel, que chante sa voix crépusculaire.

On oublie l’homme parti chanter, en 1973, au front des armées, lors de la guerre du Yom Kippour, pour soutenir l’armée israélienne avec ses chants d’amour. «Je rejoins mes frères qui se battent dans le désert. Je ne me soucie pas de savoir si cette guerre est juste ou pas. Je sais seulement que la guerre est cruelle, qu’elle laisse des os, du sang et des taches affreuses sur la terre sainte.» Leonard Cohen n’avait-il pas soutenu, avant cela, le sort des Arabes de la région? Qu’importe, dira-t-il. «Un Juif demeure un Juif. Maintenant, c’est la guerre et les explications sont inutiles. Mon nom est Cohen, non?» Il va rencontrer le général Ariel Sharon, boira du cognac avec lui, à l’ombre d’un tank, puis ira jusqu’à affirmer qu’il souhaiterait faire son travail.

Peut-être pourrait-on se demander aussi quelle part de son attention bienveillante allait vraiment à la société qui l’avait vu grandir, au-delà des révérences obligées qu’il lui offrait, lors de ses rares passages en public, en reprenant, à la fin de ses tours de chant, quelques couplets en français du Chant des partisans, de La Manic ou d’Un Canadien errant. Un bel effet à peu de frais, mais que pensait, au fond, des aspirations de cette société, cet homme qui fut invité à porter le cercueil de Pierre Elliott Trudeau?

L’apolitisme que l’on a si souvent prêté à Leonard Cohen, sans trop en questionner la pertinence, ne résiste pas à l’épreuve des faits. L’homme aura néanmoins réussi, haut la main, à donner l’impression qu’il était au-dessus de toute considération de ce type, porté par un charme irrésistible, par un calme olympien et, surtout, par la douceur permanente de son propos. Cet homme apparaît, en toute circonstance, doté du pouvoir inouï de désarmer ses interlocuteurs, quels qu’ils soient.

Cohen

Le poète Michel Garneau était un ami de Cohen au temps où tous les deux vivaient dans cette zone culturelle tampon qu’était la rue Saint-Laurent à Montréal. Garneau m’avait fait remarquer à quel point les traductions françaises des poèmes de Cohen étaient désolantes, pour ne pas dire affligeantes. Pour preuve, il m’avait mis sous le nez une version parisianisée de Stranger Music (1993). Parmi plusieurs exemples notés dans la marge par sa main, il donnait celui de «soldats et motocyclettistes», censés traduire «soldiers and riders»… Où diable avait-on été chercher ces «motocyclettistes», se demandait à raison Garneau, en riant à gorge déployée, de ce grand rire tout à fait irrésistible et tonitruant qui est le sien.

Après en avoir discuté avec Cohen lui-même, Garneau s’était mis à la tâche de reprendre la traduction de ces poèmes, dans une édition québécoise qui finira par paraître, sous le titre d’Étrange musique étrangère, à l’enseigne des éditions de l’Hexagone. Au milieu de son travail de traduction, qui avançait tout doucement, j’étais allé rendre visite à Garneau dans son antre des Cantons-de-l’Est, histoire de l’encourager, tout doucement, à presser un peu le pas afin que le livre puisse finir par être édité.

Garneau travaillait dans un espace entièrement dédié à l’écriture. À quelques pas de chez lui, une ancienne attenance avait été transformée à cette fin en un joli pavillon très épuré. On ne trouvait là qu’un poêle à bois, une longue table, du papier et quelques rares objets, dont des jolis panneaux de portes anciennes démontées que Garneau s’employait à couvrir d’encre. À plat sur la table, à côté de lui, se trouvait une petite amulette qu’il prit et souleva à la hauteur de mes yeux pour mieux me la faire voir. Il se lança alors dans un récit porté par sa voix grave et chaude de narrateur d’exception.

Garneau me raconta que dans les années 1960, au temps où il habitait rue Saint-Dominique, l’arrière-cour de cette ligne de démarcation qu’était encore la rue Saint-Laurent, Cohen et lui se voyaient souvent, habitués de déambuler dans cet espace interculturel.

Un soir, très tard, les deux se retrouvent chez Garneau. Ils boivent, fument, parlent de poésie, de la vie et de la mort aussi. À mesure que le temps passe, les deux compères se trouvent de plus en plus éméchés, mais toujours occupés par des sujets métaphysiques. Aux petites heures du matin, Cohen s’impatiente devant les considérations que formule Garneau. «Michel, you’re wrong, you’re wrong about everything.» La conversation est arrivée à un cul-de-sac. Garneau se souvient de l’avoir tout bonnement envoyé chier, comme on le fait volontiers lorsqu’on est arrivés dans l’état où ils étaient et que tout semble relever de certitudes irréconciliables. Cohen part. «Je ne le retiens pas», dit Garneau.

Quelques heures plus tard, à la barre du jour, on tapote à la porte de Garneau. C’est Cohen qui est là, de retour, encore plus éméché. Lui aussi a continué de boire et de fumer… Garneau lui ouvre. Et Cohen repart de plus belle : «Michel, you’re wrong, you’re fucking wrong just about everything! But I want to give you something.» Et il lui place sous les yeux un petit objet en métal de rien. «Take this. It will protect you.» Cette amulette, c’est précisément celle qui se trouve toujours à côté de Garneau lorsqu’il écrit, lorsqu’il traduit, trois décennies plus tard. Je trouve, encore aujourd’hui, cette histoire plus que jolie. Elle révèle beaucoup de la sensibilité mystique qui brûlera en Cohen tout au long de sa vie et qu’on trouve déjà inscrite dans ses romans. Elle donne aussi quelques indications concrètes de ces jonctions culturelles fragiles qui existèrent bel et bien le long de cette longue déchirure que fut et que reste au fond la rue Saint-Laurent. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF