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L’écriture verticale dans le cycle du Survenant

L’écriture verticale dans le cycle du Survenant
Hommage à Germaine Guèvremont

Pour souligner le cinquantième anniversaire du décès de Germaine Guèvremont, le professeur et chercheur David Décarie rappelle que le roman Le Survenant fait partie d’un vaste cycle.

Thématique·s
Hommage
Hommage à Germaine Guèvremont

Pour souligner le cinquantième anniversaire du décès de Germaine Guèvremont, le professeur et chercheur David Décarie rappelle que le roman Le Survenant fait partie d’un vaste cycle.

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Le roman Le Survenant est l’arbre qui cache la forêt du cycle du Survenant, l’imposante fresque de Germaine Guèvremont qui comporte trois ouvrages publiés mais également des adaptations pour la radio et la télévision, en cours de publication par notre groupe de recherche. La pleine mesure du talent de la romancière se mesure à l’aune de son travail sur ce cycle, né de constantes réécritures et réinterprétations.

Fêtes

Le procédé de la réécriture est fondamental chez Guèvremont. Les œuvres du versant publié de son cycle mettent ainsi en scène une fête paysanne: dans le recueil de nouvelles En pleine terre (1942), il s’agit de la noce d’Amable et d’Alphonsine, dans Le Survenant (1945), du fricot des Salvail et, dans Marie-Didace (1947), du mariage de Lisabel Provençal. Or, Yvan Lepage l’a remarqué1., ces trois fêtes se ressemblent beaucoup. Dans Le Survenant, la romancière, en offrant une nouvelle mouture de la tablée de la nouvelle «Une grosse noce», souligne d’ailleurs d’un clin d’œil son emprunt: «La nourriture abondait comme à des noces2..»

Le génie de l’autrice ne réside pas seulement dans la mise en place de scènes superposées entre ses ouvrages, mais dans les liens qu’elle tisse entre ces différents étages, créant ainsi une écriture verticale: « L’année passée, c’était leur Survenant qui leur faisait honneur. C’t’année, c’est une survenante…» peut-on lire dans Marie-Didace. Le renvoi aux premiers étages du cycle souligne la gémellité de la seconde femme de Didace, Blanche Varieur, surnommée l’Acayenne, avec le Survenant, mais la féminisation du nom rappelle l’épisode initial d’En pleine terre («Chauffe, le poêle») dans lequel Phonsine était également présentée comme une «survenante». Ces échos mettent ainsi l’Acayenne en relation avec les autres personnages du cycle. Par ce moyen, la poussière d’En pleine terre:

Il était près de minuit quand les fils à Defroi commencèrent à se colleter. Éphrem chercha à les séparer, mais tous trois se trouvèrent enchevêtrés et trébuchèrent dans la boîte à bois qui céda sous leur poids. Il se répandit une poussière qui fit tousser toute l’assemblée.

monte littéralement jusqu’à Marie-Didace:

Comme la danse soulève la poussière, le plaisir avait fait lever un nuage de tristesse. Peu à peu il envahit les visages, même les meubles, même les mets affaissés, sans attraits maintenant aux yeux des convives rassasiés.

L’écriture verticale brouille la linéarité des œuvres et les transforme en un jeu de serpents et échelles. Le procédé souligne également la déchéance de Phonsine. Vedette de la noce d’En plein terre:

La mariée avait changé sa toilette de noces pour une robe de satin bleu faïence qui fit sensation. Une invitée, envieuse, profita de l’émoi pour palper entre deux doigts l’étoffe et s’assurer si elle était vraiment de qualité.

Celle-ci devient, dans Marie-Didace, l’envieuse qui écoute les compliments destinés à l’Acayenne:

Le vieux loucha:

— Pas la belle créature, avec le corps de robe comme doré sur tranche, qui trône dans la chaise berçante?

Phonsine qui, malgré une migraine, servait les autres à table, entendit.

«C’est ben vrai, se dit-elle: elle trouve le tour de trôner partout. Elle a pas assez d’être belle femme, de jouir d’une bonne santé, il faut encore que les hommes vantent son ordinaire.»

L’écriture verticale est toujours hautement significative chez Guèvremont. Si Didace est à ce point transporté de joie par le combat du Survenant avec Odilon Provençal dans le deuxième roman, c’est aussi parce que la scène rappelle, par surimpression, le rôle de son fils disparu, Éphrem, dans le combat des frères Defroi dans En pleine terre.

Un malheur n’arrive jamais seul

L’une des forces du roman Le Survenant est d’introduire son héros dans une histoire déjà commencée, de le faire survenir dans une famille marquée par le malheur et par le deuil. La réaction de Didace au vol de son canot de chasse dans Le Survenant est inintelligible si l’on ignore le sous-texte de la noyade de son fils Éphrem dans ce même canot dans En pleine terre: «Le petit canot de chasse, le canot si versant était là, échoué, qui se berçait sans amarres, parmi les joncs au soleil.»

Dans une entrevue, l’autrice accorde un statut particulier à ce décès:

Mais, chose étrange, et c’est là que gît le destin des personnages d’un écrivain, j’ai rouvert l’enveloppe cachetée pour ajouter à la fin de cette nouvelle: Quelqu’un s’occupa de fermer les contrevents hormis ceux de la cuisine. Mais le malheur était quand même entré dans la maison. Ainsi l’histoire des Beauchemin, une race qui s’éteint, était née3.…

Survenant

L’ouverture de l’enveloppe est la parfaite illustration de l’écriture cyclique de Guèvremont pour qui l’œuvre n’est jamais close et peut toujours être décachetée, rouverte. Si les deux phrases ajoutées apportent peu à la nouvelle au niveau du récit, elles sont en revanche riches au niveau figural. L’autrice, par le biais d’une allégorie, personnifie le malheur qui «survient» chez les Beauchemin malgré les efforts faits pour protéger la maison. Le contexte funéraire rend cette personnification encore plus lugubre. Le rite funéraire de la fermeture des contrevents visait notamment à «empêcher le mort de retrouver la maison tant que n’ont pas été accomplis tous les rites qui doivent lui assurer une bonne vie dans l’autre monde4». Le revenant Éphrem prépare l’arrivée du Survenant, car la force de la flamme que celui-ci fait jaillir dans le cœur de Didace s’explique par l’appel d’air provoqué par le deuil.

Ces phrases ajoutées constituent le sous-texte de très nombreux passages des œuvres ultérieures. Dans Le Survenant, le grand-dieu-des-routes, fin saoul, prédit à Phonsine que le père Didace va se marier avec l’Acayenne. Or cette scène rappelle directement «Un malheur»:

[Phonsine] voyait le malheur — tel un oiseau de proie plane hautain, patient et lent, avant de fondre sur la victime de son choix — éployer une fois de plus ses sinistres ailes noires au-dessus de la maison des Beauchemin. Après la noyade d’Éphrem, Mathilde était morte. La grand-mère avait suivi de près. Trois deuils en trois ans, un dur lot à supporter pour une famille. Un malheur n’arrive jamais seul.

Pour comble de malchance, le Survenant, cette ramassure des routes, ce fend-le-vent, s’est arrêté au Chenal du Moine. Que ne passait-il son chemin! Comment nommait-il la femme? Ah! oui! L’Acayenne!

De même, les phrases ajoutées par Guèvremont dans «Un malheur» préfigurent l’arrivée du «survenant de malheur». L’allégorie de l’oiseau de malheur renvoie à la fois au Survenant, surnommé le «beau merle», et à l’Acayenne, comparée «à une poule qui glousse». Guèvremont, dans Marie-Didace, complètera cette chaîne de malheur:

Le Survenant n’avait pas porté bonheur aux Beauchemin. Vrai, sa puissance magnétique n’avait plus guère de reflet sur eux; mais le sillon de malheur qu’il avait creusé inconsciemment autour de leur maison, six ans plus tard le temps ne l’avait pas encore comblé.

L’écriture verticale nous éclaire ainsi sur l’inspiration de Germaine Guèvremont et sur la construction de son cycle construit comme le «six pâtes» de l’Acayenne. Le mouvement créatif, chez elle, passe souvent par un aller-retour entre des textes, par le développement de potentialités inscrites en germe dans un sous-texte, tel ce malheur qui survient chez les Beauchemin. La nouvelle «Un malheur» et ses ramifications montrent de plus les profondes racines du deuil chez Guèvremont qui commence à écrire pour échapper à la dépression qui l’emporte à la suite du décès de sa fille Lucile, âgée de 4 ans, en 1926. ♦

  • 1. Germaine Guèvremont, Le Survenant (éd. Yvan G. Lepage), Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. «Bibliothèque du Nouveau Monde», 1989, p.168, note 9.
  • 2. Les citations proviennent de l’édition suivante: Guèvremont, Germaine, Le cycle du Survenant I: En pleine terre, Le Survenant, Marie-Didace, David Décarie, Lori Saint-Martin (édition critique et présentation), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2017; Le cycle du Survenant I, supplément, Le Survenant, Marie-Didace et autres textes.
  • 3. Louis Pelletier-Dlamini, «Germaine Guèvremont. Rencontre avec l’auteur du Survenant», Châtelaine, vol. VIII, no4, avril1967, p.88.
  • 4. Eugène Monseur (dir.), Bulletin de folklore I, Bruxelles et Paris, J. Lebègue et Ernest Leroux, 1891, p. 345.
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