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«Le voyageur ordinaire»

«Le voyageur ordinaire»

Immortel, infini et à jamais inachevé, le cycle Soifs suspend ici son vol, mais n’en continue pas moins de surplomber le monde en le magnifiant, pour des siècles et des siècles.
 

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Roman

Immortel, infini et à jamais inachevé, le cycle Soifs suspend ici son vol, mais n’en continue pas moins de surplomber le monde en le magnifiant, pour des siècles et des siècles.
 

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En lisant Que notre joie demeure (Héliotrope, 2022), l’excellent roman de Kevin Lambert, dont le titre et le magistral premier chapitre sont autant d’hommages à la regrettée Marie-Claire Blais, on ne peut que se rassurer en se disant que l’œuvre et la mémoire de notre plus grande sont entre de bonnes mains. Il y a près d’un an maintenant sonnait le glas de l’infatigable autrice de Key West, fauchée au faîte de sa gloire littéraire et en plein travail. Jamais elle ne se sera arrêtée, ayant publié plus d’une quarantaine de livres de toute première qualité. Le fruit de ce travail crépusculaire est offert comme un ultime cadeau à celles et ceux qui ne juraient que par elle, la suivant avec la même fièvre depuis trente ans, ou seulement quelques années. Augustino ou l’illumination, vous l’aurez compris, sera le dernier fragment à étoffer l’inépuisable cycle Soifs, constitué de douze tomes. À moins, bien sûr, que d’obscurs tiroirs ou malles secrètes ne révèlent plus tard quelques perles jusque-là dissimulées.

L’absent de la famille

Pour celles et ceux qui n’auraient pas encore lu le cycle, pas de panique: vous pouvez faire comme moi et lire les ouvrages comme bon vous semble, dans le désordre (chaque tome peut être lu de façon indépendante), ou en respectant la chronologie. Sachez cependant qu’Augustino est un personnage important et récurrent de l’ensemble, et qu’on le rencontre pour la première fois dans le troisième tome, Augustino et le chœur de la destruction (Boréal, 2005). Pour ce protagoniste, écrivain précoce (comme son père, Daniel), l’écriture ne suffit pas comme moyen d’agir sur le monde: il ne tarde pas à la percevoir comme une imposture ou une cape chatoyante derrière laquelle cacher l’hypocrisie des privilèges. Nous quittons Augustino dans le quatrième tome, Naissance de Rebecca à l’ère des tourments (Boréal, 2008). Ensuite, comme le souligne brillamment Élisabeth Nardout-Lafarge dans son éclairante préface au volume qui vient de paraître, nous n’entendrons parler du personnage que de façon détournée, par l’entremise de ses parents ou de sa fratrie. Travaillant en Inde auprès des plus déshérité·es, il est un sujet d’inquiétudes perpétuelles pour sa famille, en particulier pour sa mère, pour qui l’absence de son fils sera l’un des leitmotive du dixième tome, Une réunion près de la mer (Boréal, 2018).

La lèpre de l’indifférence

La phrase souveraine de Blais se concentre ici sur le quotidien humanitaire d’Augustino, en alternance avec le livre qu’il écrit dans les rares instants de répit que lui laissent la souffrance des intouchables et la sienne, infligée par une nouvelle forme de lèpre particulièrement dangereuse et douloureuse. On reconnaît là l’un des motifs chers à l’autrice, qui a toujours su traiter avec pertinence des fléaux qui s’abattent sur l’humanité: on pense à l’avènement du sida, puis à cette autre mystérieuse pandémie aux échos prophétiques dans Petites Cendres ou la capture (Boréal, 2020). En colère contre sa génération, Augustino semble expier pour elle le soin qu’elle met à se tenir à l’écart des maux du monde en s’enveloppant dans un confortable cocon divertissant, imperméable tant à la famine qu’à l’esclavage, pourvu qu’elle ne puisse nommer leurs victimes. Cette indifférence extrêmement néfaste, le protagoniste tente de l’exposer dans son œuvre, dont l’intrigue tourne autour d’un banquier allemand excédé par les retards de train causés par la cargaison humaine en route vers les camps de la mort. On a l’impression d’une fictionnalisation du principe de la banalité du mal, théorisé par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem (1963).

Les motifs sont nombreux et puissants dans ce nouveau mouvement de la grande symphonie blaisienne: la décimation de la jeunesse pour des guerres dénuées de sens (très beau passage: un soldat américain, en service au Vietnam, n’a pas la force d’achever un camarade qui le lui demande); la responsabilité des dirigeants devant l’Histoire; les sacrifices humains consentis au progrès des sciences et de l’idéologie; puis, finalement, comme toujours chez l’autrice: la musique (particulièrement) et l’art, d’abord comme manières de résister à la barbarie, ensuite comme ultimes consolations. En quelque soixante-dix pages, Marie-Claire Blais aura une dernière fois prouvé qu’elle pouvait tout faire et tout dire comme personne. Que son œuvre vive longtemps, et puisse le nombre de ses adeptes croître afin que le monde ne soit pas entièrement orphelin de la grâce de son esprit!

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Marie-Claire Blais
Montréal, Boréal
2022, 96 p., 19.95 $