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Le secret calcaire

Dans La raison des fleurs, Michaël Trahan renoue – c’est le mot – avec le thème de la perte qui ficelait son premier ouvrage, Nœud coulant.

Poésie

Dans La raison des fleurs, Michaël Trahan renoue – c’est le mot – avec le thème de la perte qui ficelait son premier ouvrage, Nœud coulant.

Parmi les émotions difficiles à affronter, tant à l’écrit que verbalement, voire dans l’intimité silencieuse de sa conscience, la honte m’apparaît occuper une place à part. Pas étonnant qu’elle suffise à fonder des religions: la faute, l’aveu et l’expiation constituent une formidable mécanique de soumission. En revanche, il faut admettre à quel point la honte soulagée nous transforme, nous libère, nous remet au monde.

Et on connaît l’équation qui lie faute et fleurs! Or, ce qui fascine dans ce livre, c’est le détour sémantique qui évacue le trope de la rationalité vers sa motivation émotive, vers le pourquoi des fleurs:

La beauté, le raffinement, la fragilité, la délicatesse, la sensualité, la pureté, le désir, la dépense, l’idiotie, […] l’amour, l’origine, la nuit, la séduction, la sexualité, l’érotisme, la faute, le pardon, le mal, le secret, la honte, la pourriture, la mort, la renaissance, la laideur, la terre, la pluie, la lumière, le cœur, le feu.
 

La raison des fleurs.

Que voilà de superbes glissements d’un terme à l’autre, qui montrent combien luxure et regret, pour résumer, sont des partenaires dangereusement naturels, faisant écho à la perspective bataillienne d’un érotisme toujours accompagné d’angoisse de mort, perspective très familière à Trahan depuis Nœud coulant (prix Émile-Nelligan 2013), de même qu’à travers ses travaux savants sur Sade (Nota Bene, 2017). Et dans ce schème jouissance/mort, ne peut-on voir la fleur comme la manifestation la plus éclatante de l’orgasme avant l’agonie, du triomphe, bien momentané, de la dépense fécondatrice, ultime provocation devant la fin?

De simples bases psychanalytiques sont d’un recours efficace pour décapsuler ce très beau recueil d’une impudeur toute discrète. Cherchons un début. «Voici la scène inaugurale», écrit Trahan. Puis: «Je cherche simplement le mystère qui m’a ruiné.» Ce point de départ au travail d’écriture, éludé à l’extrême, se mute en absolu, en trauma universel, fondateur: une perte, une dépossession, une déliaison libidinale de trop, en somme, inavouable.

«L’aveu est lisse comme la mer», entend-on (car il faut l’entendre). Immense, impénétrable, source de calme, source de mort.
Et nous glissons vers l’image qui orne la couverture: teintée d’un beau rose chair, la photographie d’une femme superbe, visage de profil, robe blanche, foulant l’océan de ses pieds. La quatrième de couverture nous apprend que ce cliché (et il y en a d’autres reproduits à l’intérieur de l’ouvrage) a été pris dans les années 1950 et que quelqu’un «a découvert le négatif par hasard dans une brocante un demi-siècle plus tard.» Une note à l’intérieur précise: «À ce jour photographe et modèle demeurent inconnus.» (J’ajoute que je souhaite de tout cœur que ce livre permette de retrouver l’origine de cette photo.)

Une litanie est une litanie est une litanie

Le recueil se divise en quatre sections, mais le corps de l’œuvre se situe véritablement dans la deuxième, «Histoire naturelle — requiem», où le drame de la perte est sans cesse rejoué. Déjà substantiel, ce bouquet touffu gagne du volume avec l’insertion, bibliographie à l’appui, de nombreuses citations (souvent commentées), qui donnent de la chair à l’aveu que le livre tait autant qu’il suggère. En accueillant la parole des Annie Ernaux, Paul-Marie Lapointe, Anne Hébert et plusieurs autres, le poète peut, temporairement, s’extraire de la honte: «Peut-être que le récit, tout récit, rend normal n’importe quel acte, y compris le plus dramatique.» (Annie Ernaux)

Avant et après la pièce de résistance, trois sections-pourtours, passablement différentes sur le plan de la forme et nettement plus courtes, donnent à penser qu’on a peut-être voulu diluer l’ensemble, ou alors atténuer l’effet répétitif du propos principal, qui n’est pourtant jamais une cause d’agacement: une litanie est une litanie est une litanie.

Une femme disparue des mémoires. Une femme qui revient en mémoire lorsqu’il est question d’une autre femme. On en connaît tous une, et on passe sa vie à l’oublier, à la chercher. Le secret, «requiem d’enfant usé», qui lie les textes à cette femme restera d’une opacité à peu près complète. Il repose parmi les pierres muettes, au fond lumineux des mers. C’est un corail imperturbable, peut-être, une fleur de calcaire, qu’on croirait morte. Mais il faut se méfier de l’eau qui dort. Rien ne dort jamais.

Car le cri intérieur et l’écriture ne peuvent empêcher les remous: «C’est le besoin de voir les vagues, de les entendre.» La pulsion de tout défaire appointe par flots impétueux: «fureur inexplicable», «foudre», «furie». «Je les écris et je m’excuse», conclut le poète, comme on s’excuse auprès de quelqu’un mais d’abord de soi.

On a affaire, dans La raison des fleurs, au prodigieux pouvoir de libération sans trahison de la poésie. ♦

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Michaël Trahan
Montréal, Le Quartanier
2017, 248 p., 23.95 $