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Le retour de Paul Villeneuve

Paul Villeneuve revient dans l’actualité avec Mon frère Paul, un récit de Marité Villeneuve, la sœur de l’écrivain, paru en septembre 2020 à Del Busso. Un regard percutant sur l’étoile filante de la littérature québécoise des années 1970.

Chronique délinquante

Paul Villeneuve revient dans l’actualité avec Mon frère Paul, un récit de Marité Villeneuve, la sœur de l’écrivain, paru en septembre 2020 à Del Busso. Un regard percutant sur l’étoile filante de la littérature québécoise des années 1970.

Paul Villeneuve publiait son premier roman en 1969. Il avait vingt-cinq ans. Marie-Claire Blais offrait l’année précédente le premier volet de la trilogie des Manuscrits de Pauline Archange. Roch Carrier récidivait avec Floralie, où es-tu? après le succès de La guerre, yes sir!. André Major retenait l’attention avec Le vent du diable, et que dire de Trou de mémoire d’Hubert Aquin?

La fiction québécoise s’inventait en se diversifiant alors. Plusieurs de ces écrivain·es sont à l’origine d’une œuvre remarquable et sont devenu·es des figures incontournables cinquante ans plus tard. Je pense à Marie-Claire Blais et à Victor-Lévy Beaulieu.

D’autres, après un départ flamboyant, se sont tu·es. Hubert Aquin se suicide en 1977. Paul Villeneuve, en qui l’on voyait l’auteur qui permettrait au Québec de se faufiler dans la littérature universelle, s’efface après Johnny Bungalow. Il se réfugie dans la plus terrifiante des solitudes, en marge d’un village du Lac-Saint-Jean.

La parution de Mon frère Paul de Marité Villeneuve m’a donné le goût de relire J’ai mon voyage!, son premier cri romanesque aux Éditions du Jour. Je m’étais procuré mon exemplaire en 1970, en pleine crise d’Octobre. Est-ce un signe?

Paul Villeneuve, écrivain, Mont Pinacle, Frelighsburg | BAnQ

Paul Villeneuve, écrivain, Mont Pinacle, Frelighsburg | BAnQ

 

Place

Villeneuve restera l’auteur de trois romans et d’un court essai. Réginald Martel, dans La Presse, écrit à l’époque de la sortie de J’ai mon voyage!: «[…] un beau livre, vivant, juteux, baroque brillamment bâclé, qu’on aura sans doute envie de relire, ce qui est rare, pour reprendre cette rage de vivre.» Sa deuxième fiction, Satisfaction garantie, arrive l’année suivante, alors que les mesures de guerre ont été déployées au Québec. C’est l’échec. «Une grosse saloperie!»; «De la vulgarité»; «Paul Villeneuve dans un cul-de-sac», peut-on lire dans Mon frère Paul.

Johnny Bungalow surgit en 1974, dans la débâcle financière des Éditions du Jour de Jacques Hébert. Une présentation négligée – un caractère d’impression qu’il faut lire à la loupe, des chapitres cordés les uns sur les autres – frustrera beaucoup l’écrivain. J’ai mon voyage! et Johnny Bungalow marqueront l’imaginaire par le verbe, l’éclatement du propos et l’ampleur des projets, comme le note Jacques Pelletier dans Liberté en 1974:

On n’a pas beaucoup parle, en tout cas pas suffisamment, de l’extraordinaire roman de Paul Villeneuve qui est sans conteste l’œuvre la plus importante publiée jusqu’ici cette annee. Il s’agit d’une œuvre considerable – plus de quatre cents pages de texte extremement serre – qui, l’editeur a raison de le pretendre, «fera epoque» tant par ses qualites d’ecriture que par la vision de la realite quebecoise qu’elle met en forme.

Si certains posaient un regard nostalgique sur leur enfance (Beaulieu et Blais), d’autres s’accrochaient désespérément au présent en essayant de forger l’avenir. C’est le cas de Villeneuve. Dans J’ai mon voyage!, le narrateur fonce vers Sept-Îles, traversant tout le Québec. Là-bas l’attend Madeleine, la fille rêvée, la femme parfaite, le fantasme sexuel, l’amour, celle qui va «grounder» l’ancien étudiant idéaliste qui végète dans sa vie d’employé de bureau.

J’arrive; il n’y a plus de soleil, non quelques petits trous et des coins de lumière sur la ville et surtout l’ombre des nuages sur la baie, les champs verts qui ont l’air fertiles, ce doit être la ferme de l’hôpital, la grosse bâtisse carrée en briques brunes, une cheminée qui fume, peut-être un moulin à scie; j’aurais dû arrêter au restaurant en haut de la côte et prendre un café en regardant la baie; j’en aurais plein les yeux; un beau paysage c’est presque aussi émouvant qu’une belle femme nue debout près du lit et qui s’avance lentement offerte, émue, câline. La main droite frôlant le duvet, le soupir et les jambes entrecroisées. (J’ai mon voyage!)

J’ai mon voyage! est une traversée de la nuit et du pays, un grand soliloque pour passer le temps et surtout ne pas perdre le contrôle de «sa minoune» qui empeste l’essence. Le narrateur risque l’asphyxie, tout comme le Québécois qui cherche à secouer ses peurs ataviques. Plus il se rapproche de Sept-Îles, plus Madeleine devient évanescente et fantomatique.

Audace

Paul Villeneuve dans cette folle logorrhée se moque des tabous, décrit le plaisir sexuel, apostrophe son patron (l’incarnation de l’oppression), s’attarde à l’autoroute 20, au fleuve et aux montagnes, à ses ancêtres et aux échecs de son peuple. L’écrivain s’ancre dans «la terre Québec», l’espace physique et géographique qu’il souhaite conquérir en le parcourant comme le corps d’une femme aimée.

Long chemin de croix où il combat le sommeil, la faim et une soif obsédante. Il secoue une partie de l’histoire du Québec qui refuse de devenir une nation.

… Québec is le pays des mille clochers, des femmes en tablier et des hommes en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en âge et en sagesse comme un bon petit Jésus de nos livres de lecture, nos Jésus efféminés à la peau rose, nous sommes un peuple de Jésus efféminés, invertis et bonasses, donnez-nous notre pain quotidien, ça nous suffit, la prière résout les autres problèmes, notre père pourvoit aux besoins des oiseaux du ciel qui chantent tout le jour. (J’ai mon voyage!)

La folie risque de le faire déraper dans des marées d’épinettes. Il songe même au suicide en s’éloignant de Tadoussac. L’esprit du narrateur s’embrouille dans un délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Il n’arrivera jamais à Sept-Îles. On se demande si cette Madeleine existe ou si elle n’est qu’un fantasme. Tout comme l’entreprise de Johnny Bungalow ne pouvait déboucher que sur l’échec. Johnny entraîné dans la crise d’Octobre s’en prend au mari anglophone de sa mère. Il ne peut aller au bout de son geste et se libérer d’une peur qui colle à lui comme une tare génétique.

Paul Villeneuve, écrivain, Mont Pinacle, Frelighsburg | BAnQ

Paul Villeneuve, écrivain, Mont Pinacle, Frelighsburg | BAnQ

 

Œuvre

La vie de Paul Villeneuve se prolongera dans la plus terrible des solitudes, dans une cabane en forêt, coupée de tous. Vingt ans de silence en marge du monde. Il se laissera approcher par sa sœur Marité et sa mère après des années. Et pour finir dans une résidence de Dolbeau-Mistassini avec une jambe en moins. Il vit là comme dans une tanière, pendant ses dix dernières années.

Un destin hors du commun, une étoile filante que Marité Villeneuve suit à la trace jusqu’à sa mort en 2000. Ses espoirs, ses idées, son intensité, ses études, son désir d’écriture pour changer le monde, tout y passe. Mon frère Paul est un récit bouleversant. Marité Villeneuve a effectué un travail colossal. Elle ose aborder les tragédies qui ont malmené sa famille sans jamais se défiler:

Ce n’est pas un chalet, c’est un shack, une prison. Il a placardé les fenêtres avec des planches. Ajouté une double épaisseur de bois à la porte. Nul ne peut voir au-dedans. Lui, de l’intérieur, en approchant son œil entre les lattes, a juste assez de clarté pour discerner celui ou celle qui s’approche. Il vit dans le noir. Je suis assise immobile sur ma bûche et je n’attends plus qu’il m’ouvre. Je sais que toute tentative de secours est désormais inutile. Est-ce la forêt qui m’entoure? Les arbres? Le chuchotement du vent dans les feuilles? Quelque chose murmure en moi: ne reste pas là, agis. De quoi a besoin un homme seul sinon de compagnie? Les chiens de l’enfance me sont revenus en mémoire.

J’ai aussi relu Johnny Bungalow pour retrouver les thèmes qui secouent une œuvre toujours malheureusement d’actualité. Comme si Paul Villeneuve brisait son terrible silence par la voix de sa sœur Marité, cinquante ans plus tard, pour apostropher les habitants du Québec.

Des pages magnifiques, intenses, un périple que la province devait entreprendre à la sortie de la Révolution tranquille, même au risque de se casser la gueule. Mon frère Paul est un ouvrage qui nous fait vivre le mal-être et la douleur d’un homme qui s’enfonce dans une tragédie incommensurable, à la mesure de ce Québec insaisissable. Marité Villeneuve a mis des années pour cerner ce frère farouche, se faire «réparatrice de famille» dans un ouvrage qui tient de la biographie et du carnet personnel.

Un texte d’une densité remarquable, une émotion palpable que l’on ressent à chaque phrase, une quête qui étourdit. Ce travail admirable redonnera peut-être une petite place à cet écrivain qui aura été une météorite dans le ciel littéraire du Québec.

Le voyage reste à faire. D’autant plus que nous n’avons pas su troquer notre «minoune» pour une belle voiture électrique qui permettrait la vraie traversée vers soi et en soi.

 


Marité Villeneuve
Mon frère Paul

Del Busso, Montréal
2020, 384 p., 29,95 $

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