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Le noble refus d'encombrer

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«Je me souviens que la première fois où j’ai ouvert un recueil, je regardais les pages blanches, avec juste quelques mots, et je trouvais ça particulier par rapport au prix», raconte Marc Desjardins. «Ça m’avait étonné. Ben voyons donc! Huit dollars pour ça! Ça parle au yâbe!»

Que les livres du temps volé éditeur se vendent 50$, 60$, 70$, 80$ ou 90$, pour un nombre de mots aussi ridicule qu’entre les pages de ceux que son créateur feuilletait au tournant des années 1970 et 1980, a forcément quelque chose d’ironique, reconnaît celui qui se décrit aujourd’hui comme un fervent adepte du «blanc qui prend sa place.» Qu’a-t-il bien pu se passer?

C’est qu’entre le moment où il tombe à la fin de l’adolescence sur le recueil À propos de l’été du serpent de Lucien Francœur et celui où il fonde en 1995 la maison d’édition artisanale dont il mène seul la destinée, Marc Desjardins étudie en arts plastiques et contribue à mettre sur pied la galerie B-312 (qui loge toujours dans l’édifice Belgo à Montréal). C’est l’aspect matériel de l’objet-livre qui le conduira à l’édition de publications poétiques et essayistiques de «facture soignée, sobre et classique», que certains qualifient de livres d’artistes, bien que leur créateur rejette poliment l’étiquette.

«Dans l’édition commerciale, le blanc, c’est de l’argent: c’est de la matière, du poids, de l’espace, en somme tout ce qui coûte cher chez un distributeur, mais le temps volé éditeur n’a pas cette contrainte», explique Desjardins, cinquante-six ans, au sujet de l’ample vide dans lequel les vers des livres qu’il publie se tiennent en suspension.

Le blanc, c’est plus que des marges, c’est littéralement le souffle d’un poème, son rythme, son actualisation. Raymond Gid avait une très belle expression à ce propos en décrivant la typographie comme «une harmonie de blancs». Pour reprendre une évidence, tout ne se passe pas dans les mots mais se déploie aussi à l’extérieur des mots, en un phénomène de compression que la lecture délie. Et ça, ça prend du blanc.

Vous n’avez jamais entendu parler du temps volé? Normal: Marc Desjardins bataille (presque) afin que ses publications demeurent confidentielles. L’essentiel de ses tirages microscopiques (en moyenne soixante exemplaires) est habituellement écoulé lors des lancements courus de la maison, qui peut ainsi se passer d’une distribution officielle en librairies.

«J’ai toujours été conscient qu’il se publiait énormément de choses», précise celui qui a signé quelques recueils à sa propre enseigne (mais qui refuse qu’on le décrive comme un poète). «Il y en a pour les fous pis les fins, de la poésie qui se publie. Il y a aussi beaucoup de pilonnage, alors faire du tirage intime, ça n’en rajoute pas sur le tas qui est déjà assez considérable. Je trouve que c’est une manière intelligente de produire sans encombrer.»

Prendre le temps

Marc Desjardins en avait assez d’entendre un ami, le professeur Pierre Rannou, parler de cet essai qu’il écrirait un jour, peut-être, s’il avait la grâce de rencontrer un éditeur. L’impossible cinéma post-moderne, premier titre d’une collection d’essais sur l’art publié en 1995, inaugurerait bientôt le temps volé.

Malgré son ton posé, Marc Desjardins est visiblement l’intraitable ennemi de l’attentisme et du tataouinage, un homme incapable de conjuguer le verbe atermoyer. «Je me suis tanné et je lui ai dit: “Coudonc Pierre, s’il faut que je fonde une maison pour que tu publies ton premier livre, on va le faire”», se rappelle-t-il en passant du je au on, un glissement pronominal qui fait écho à la nature à la fois très intime du projet du temps volé, mais aussi à son aspect paradoxalement collégial.

«Les auteurs et moi, on est les seuls maîtres à bord. On prend le temps qu’il faut pour faire les livres, mais ça peut aussi être très rapide. Comme on ne dépend pas d’une grosse machine, ça peut se faire en moins d’un mois», souligne l’omniartisan, présidant à chacune des étapes de la confection de ses ouvrages, de la mise en page à la reliure.

Une certaine bibliophilie

Si le temps volé emprunte son nom à l’écrivain Michel Butor et à son «idée discutable [voulant] que la lecture d’un livre, aujourd’hui, nous priv[e] de dix autres activités et qu’elle [est], en quelque sorte, “du temps que l’on vole à une autre chose”», Marc Desjardins, lui, ne semble pas tellement regretter tout le temps qu’il vole à son quotidien afin d’imaginer des livres.

Le peintre en bâtiment, œuvrant surtout dans le milieu des musées, est ce genre d’obsédé du détail, qui, dans un catalogue des titres parus au temps volé éditeur, produit en 2010, recensait même les cartons d’invitation de chacun des lancements organisés par la maison, en précisant quel type de papier avait été employé. Son amour du matériau finement choisi et du livre envoyé par la poste explique aussi que le temps volé soit absent du web et des réseaux sociaux.

Photo: Cindy Boyce

 

«Encore aujourd’hui, j’aborde l’objet d’une manière similaire à celle que j’entretenais avec les arts visuels. Mes préoccupations plastiques ont trouvé dans une certaine bibliophilie, laquelle insiste sur l’esthétique matérielle de l’objet, un relais indéniable à mon approche du livre», écrivait-il en 2010 dans la préface de ce même catalogue, en évoquant l’influence de petites maisons des années1950 et1960 comme les éditions de l’Estérel du poète Michel Beaulieu, les éditions de l’Obscène Nyctalope du poète Louis Geoffroy et les éditions Atys du poète Gilbert Langevin.

Les livres qui disparaissent

«Marc, c’est vraiment un artiste du livre. Je suis allé visiter son atelier à Laval-des-Rapides, il m’a sorti plein d’échantillons de papier et de formats, il avait vraiment une idée précise de ce qu’il voulait, mais était ouvert à tout discuter avec moi», raconte Shawn Cotton. Bien qu’il ait publié des livres dans des petites maisons jouissant néanmoins d’une diffusion plus traditionnelle (comme L’Oie de Cravan ou L’Écrou), le poète confiait en 2017 à Marc Desjardins le manuscrit de chambre monographie, trois textes dédiés à la regrettée écrivaine Vickie Gendreau.

«J’avais ces poèmes, écrits pendant la maladie de Vickie, et je ne savais pas quoi faire avec ça. Ce n’était pas encore un livre dans le format légal quarante-huit pages, et Dieu sait que le milieu de l’édition subventionnée est régi par ce genre de règles», observe celui dont le nom figure désormais au sein d’un catalogue de soixante-huit titres, parmi lesquels on compte aussi José Acquelin, Fernand Durepos, Carole Forget, Lucien Francœur, Michel Garneau et François Hébert.

«Et puis je n’étais même pas certain de vouloir en faire un livre à grand tirage à ce moment, poursuit Cotton. Marc m’offrait justement la possibilité de publier un objet de façon confidentielle. Le tirage de trente exemplaires me plaisait vraiment. C’est quelque chose qui se fait très peu maintenant, les tirages de tête, les livres numérotés, ça a titillé le bibliophile en moi, l’idée que le livre disparaisse juste après le lancement.»

Débrouille-toi!

L’objectif du temps volé éditeur aura été d’emblée de «créer un clos collégial où la notion d’argent n’a pas de pouvoir». En choisissant de cheminer sans subvention ni soutien gouvernemental, Marc Desjardins renonçait à un éventuel salaire, ainsi qu’à des moyens possiblement plus substantiels. Chacun des livres qu’il crée est depuis ses débuts vendu à un prix lui permettant de couvrir le coût des matériaux employés, pas plus, une décision abolissant l’horizon du profit vers lequel même les plus intraitables défenseurs d’une culture dégagée des pressions du marché finissent souvent par tendre le regard.

«Quand j’entends des gens dire: «Le projet ne s’est pas fait parce qu’on n’a pas eu la subvention», j’ai toujours envie de répliquer: “Ben fais-le pareil ton projet! Débrouille-toi! Quand tu auras ta subvention, ben ce sera ça de plus”», tonne (très doucement) celui qui refuse que l’on assimile son refus de la subvention à une prise de position contre le soutien étatique à la culture. Il faudrait plutôt y lire un souverain désir d’échapper à l’étau des dates de tombée et des comptes à rendre. L’homme semble ne rien craindre davantage que de devoir faire des livres parce qu’il s’y est engagé auprès d’un fonctionnaire.

«Pour le plaisir de l’ouvrage», plaide après tout la devise de la maison. «C’est vraiment un petit projet dérisoire», insiste Marc Desjardins sans déroger à son habituelle courtoisie, mais visiblement déjà un peu embarrassé par autant d’attention. ♦

 


Dominic Tardif est né en 1986 à Rouyn-Noranda. Il collabore à différentes publications en tant que journaliste et chroniqueur. On peut l'entendre à la radio.

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