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Le gros lot, l’édition populaire?

Fins stratèges pour certains, fieffés opportunistes pour d’autres, les éditeur·trice·s grand public, au même titre que leurs homologues littéraires, dynamisent le milieu éditorial québécois.

Dossier

Fins stratèges pour certains, fieffés opportunistes pour d’autres, les éditeur·trice·s grand public, au même titre que leurs homologues littéraires, dynamisent le milieu éditorial québécois.

Méconnues ou tout simplement boudées par la sphère lettrée, les maisons d’édition spécialisées dans la littérature de grande diffusion font partie intégrante de l’industrie du livre d’ici. Certaines d’entre elles, établies depuis plusieurs décennies, rejoignent chaque année des centaines de milliers de lecteurs·trices. Ainsi, les éditions Hurtubise, fondées en 1960 par Claude Hurtubise, sont reconnues, surtout depuis le tournant du millénaire, pour leurs romans historiques, dont ceux de Jean-Pierre Charland, Michel David et Michel Langlois. Guy Saint-Jean Éditeur, maison sise à Laval et active depuis 1981, se spécialise notamment dans la publication d’ouvrages pratiques et de témoignages. Pour leur part, les Éditeurs réunis et les éditions JCL, propriétés du Groupe Bertrand Éditeur, ont investi ces dernières années les créneaux de la chick lit (des comédies sentimentales écrites par et pour des femmes) et de la littérature érotique à la 50 Shades of Grey, avec entre autres la collection «Romantica» et les titres Annabel et Max, adultes consentants (2016) de Sonia Alain ou Présumée innocente (2019) de Judith Bannon. De leur côté, Les Malins ont révolutionné le milieu de la littérature jeunesse grâce notamment à la série «Léa Olivier», de Catherine Girard-Audet, qui a connu un succès phénoménal tant au Québec qu’en Europe. Qu’ont en commun ces maisons d’édition?

Un ton, une voix, une personnalité

C’est une lapalissade: pour construire leur image de marque, les maisons développent une politique éditoriale rigoureuse, fondée sur des critères (esthétiques, idéologiques,etc.) spécifiques. L’affirmation s’applique d’autant plus au milieu de l’édition grand public, où la concurrence est accrue. «Ça joue du coude, comme on dit. Ce n’est pas facile», confirme André Gagnon, directeur littéraire aux éditions Hurtubise. Pour séparer le bon grain de l’ivraie et ainsi faire leur place, les éditeur·trice·s de littérature de grande diffusion ne peuvent miser uniquement sur les qualités intrinsèques d’un manuscrit: ils prennent en considération d’autres facteurs, le premier étant le lectorat visé par le texte — lectorat qui doit d’ailleurs être le plus élargi possible.

Aux Malins, nous cherchons à former les grands lecteurs de demain, affirme le directeur général Marc-André Audet. Mais ces lecteurs sont aujourd’hui de plus en plus sollicités par YouTube, les séries télévisées, les téléphones intelligents et les réseaux sociaux. Je me dois donc, en tant qu’éditeur, de capter rapidement leur attention. D’où mon intérêt pour les histoires qui «résonnent», pour les textes par lesquels on est «happés»: si, après trente pages, je n’ai pas accroché, je passe à un autre manuscrit, car je sais pertinemment qu’un tel texte ne trouvera pas preneur chez les trois mille personnes formant mon lectorat de base.

Gros Lot

La personnalité, la notoriété et le capital social d’un·e auteur·trice s’imposent aussi comme des critères de sélection importants, sinon plus, que la simplicité, l’efficacité et la fluidité de l’écriture, ou encore l’uniformité du ton. «En 2020, explique André Gagnon, dans un marché aussi concurrentiel que celui du livre, la qualité littéraire d’une œuvre ne suffit pas, ne suffit plus: au-delà de toutes les ressources que la maison peut apporter à l’auteur, l’engagement de celui-ci devient de plus en plus une condition primordiale de son succès.» Seront par conséquent privilégié·es les auteur·es prêt·es à s’investir pleinement dans la promotion de leur livre, que ce soit en collaborant avec les médias, en participant à plusieurs événements (salons du livre, conférences, tournées dans les écoles, ateliers d’écriture,etc.) ou en assurant une présence continue sur les réseaux sociaux.

Ce dernier aspect s’avère déterminant pour Jean Paré, directeur général de Guy Saint-Jean:

Quand je reçois un manuscrit ou que j’en commande un, la première chose que je vérifie, avant même de jeter un œil au texte, c’est si l’auteur est présent sur Facebook. Je m’intéresse à son vécu, à ses diverses expériences de travail, même à ce qui est très éloigné de son projet de publication, car je veux générer une forme de storytelling, un buzz autour de son livre. Un événement.

D’où la prédilection pour les youtubeur·se·s, instagrameur·se·s, et autres influenceur·euse·s: il s’agit de personnalités publiques, dont la réputation bien établie représente, à première vue, une probabilité de succès. Or, il n’en est pas toujours ainsi. «Même si un influenceur est suivi par des centaines de milliers d’abonnés, rien ne nous permet d’affirmer avec certitude que cette fidélité se transposera au format livre», soutient Jean Paré. L’édition commerciale, aussi rentable soit-elle, comporte, à l’instar de toute activité éditoriale, son lot de risques.

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard

«S’il existait une recette qui permettrait d’éditer des best-sellers à la chaîne, ne serions-nous pas tous des éditeurs prospères?» Ces propos d’André Gagnon montrent, si besoin était, que le succès dans l’édition grand public — tout comme dans l’édition littéraire — n’obéit à aucune règle; au contraire, il demeure l’exception à la règle, une sorte de miracle, «une loterie», pour reprendre l’expression de Jean Paré. «Il n’y a pas de recettes toutes faites, confirme Daniel Berthiaume, directeur général des Éditeurs réunis et des éditions JCL. D’aucuns semblent croire qu’un best-seller peut être écrit et publié en dix étapes faciles à suivre. Tout est toujours à recommencer.» Même son de cloche chez Jean Paré: «Autant je peux investir des sommes colossales pour un projet auquel je crois et me tromper sur toute la ligne, autant je peux sortir de ma zone de confort et publier un livre qui remportera un succès inespéré.» Le cas de Mériane Labrie, alias Madame Labriski, est à cet égard probant: insatisfaite des barres énergétiques offertes sur le marché, elle propose à Guy Saint-Jean un livre de recettes plutôt niché. Lancé en 2016, son ouvrage Ces galettes dont tout le monde parle a caracolé en tête des ventes pendant près de deux ans.

La fureur du cash

Non seulement n’y a-t-il pas de recette qui assurerait la rentabilité de ces maisons d’édition, mais leurs patron·nes doivent composer avec des difficultés qui, si elles ne sont pas insurmontables, n’en exigent pas moins tout un arsenal de stratégies variées. Selon Jean Paré, les éditeur·trices grand public souffrent d’un manque de reconnaissance et de légitimité dans le milieu littéraire et, par extension, dans la chaîne du livre traditionnelle: «En librairie, par exemple, on retrouve nettement moins d’interlocuteur·trice·s, de prescripteur·trice·s pour le type d’ouvrages que nous éditons.» Il devient donc impératif pour les Hurtubise et JCL de ce monde de se rabattre sur d’autres circuits de diffusion, dont ceux des magasins à grande surface (Costco, Walmart,etc.), et d’investir massivement dans la publicité et les relations de presse. «On croit à tort que les maisons d’édition spécialisées dans des créneaux tels que la littérature sentimentale, le roman historique, le polar et le jeunesse disposent de ressources financières et matérielles quasi infinies. Rien n’est plus faux. Bien souvent, nous n’avons pas beaucoup plus de moyens que nos collègues littéraires. Nous misons plus gros, c’est tout», affirme cependant Elsa Galardo, directrice littéraire aux éditions JCL. Et les éditeur·trices paient souvent le prix fort: dépenses faramineuses liées à la diffusion élargie, gestion des retours et des invendus, endettement, difficultés financières. De plus, leur nature «commerciale» leur colle à la peau, ce qui les contraint à maintenir un certain faste. «Les Éditeurs réunis et les éditions JCL doivent être à la hauteur de leur réputation, soutient Daniel Bertrand. Ainsi, nous participons à tous les salons du livre de la province et nous louons de grands stands, car nous savons pertinemment que c’est ce à quoi les lecteurs s’attendent.»

Pour Elsa Galardo, «à une époque où l’offre de titres est exponentielle, les éditeurs comme nous doivent plus que jamais se montrer à l’écoute de leur lectorat, bien cibler leurs goûts et demeurer à l’affût des nouvelles mouvances et tendances du marché». Ce n’est qu’ainsi qu’ils peuvent espérer rester rentables, se renouveler et s’inscrire dans la durée.

 


Nicholas Giguère a obtenu un doctorat en études françaises à l’Université de Sherbrooke. Auteur des ouvrages Queues (2017), Quelqu’un (2018) et Petites annonces (2020), parus aux éditions Hamac, il est responsable du cahier critique de Lettres québécoises depuis l’automne 2019.

 

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