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Le gode de grand-maman

Disclaimer: j’ai consacré mes recherches universitaires à des récits de filiation et d’enquête, au sein desquels les écrivaines élaboraient le projet d’élucider la vie d’une femme qui leur était inconnue.

Roman

Disclaimer: j’ai consacré mes recherches universitaires à des récits de filiation et d’enquête, au sein desquels les écrivaines élaboraient le projet d’élucider la vie d’une femme qui leur était inconnue.

Ces textes, je les ai lus, analysés et aimés pendant cinq ans. Et comme les Sidekicks saveur «fusilli au poulet crémeux» que j’ai mangés pendant la majorité de mon parcours à l’université pour épargner quelques dollars et entretenir ma dépendance au sodium, j’en ai consommé jusqu’au point d’écœurement. Parce qu’au bout du compte, ces livres, comme les bols de pâtes déshydratées, finissent par se ressembler beaucoup, et j’y ai développé une intolérance non pas alimentaire mais littéraire, qui me rend d’une exigence presque déraisonnable lorsque je tombe une énième fois sur le récit-d’une-jeune-femme-qui-se-met-en-tête-de-redécouvrir-sa-grande-tante-morte/oubliée/obscure/méconnue-à-travers-ses-archives-familiales.

Pourtant, cette critique de La chienne de Pavlov, un premier roman qui raconte les pérégrinations de Jeanne parmi les artefacts de sa grand-mère Thérèse, n’est pas une variation sur ce même thème du râle. Ces œuvres qu’on nomme les biofictions d’enquête étaient parvenues, comme l’expérience comportementaliste qui donne son titre à l’ouvrage de Cato Fortin, à achever mon «conditionnement classique»: mon dédain, à leur lecture, était devenu presque aussi automatique que la salivation du canidé bien dressé.

Or, La chienne de Pavlov exauce enfin le souhait que je formule secrètement depuis plusieurs années: peut-on sortir le récit de filiation contemporain de sa préciosité souvent ampoulée, de sa facture générique vue et revue, de sa structure narrative très conservatrice et de ses ornières idéologiques? Peut-on le queeriser un peu? C’est avec le squirt d’une camgirl octogénaire que Fortin répond «OUI, on peut».

«Slut Witch Bitch»

Thérèse se meurt. Sa petite-fille Jeanne se tient à son chevet pendant ses derniers instants. C’est en lui prodiguant des soins que l’héroïne voit, sur la fesse de sa grand-mère, un tatouage représentant «une fée avec des grosses cuisses, vêtue seulement d’un chapeau pointu. Elle tient une baguette et sourit. Audessus d’elle, quelques étoiles et ce mot, slut.» Inutile de dire que ce détail choque Jeanne. Mais est-ce vraiment si superflu? Certes, cet élément surprenant ne correspond pas à l’image que la narratrice s’est construite de son aïeule (et à celle que nous nous faisons généralement des aîné·es), mais elle comprendra vite que le tatouage est pleinement cohérent avec la vie que Thérèse menait depuis le décès de son mari, neuf ans auparavant.

Fondatrice de l’organisme à but non lucratif L’intimité n’a pas d’âge, l’octogénaire engagée œuvrait en tant que camgirl, camcoach et activiste sous un pseudonyme, La chienne de Pavlov. À travers une galerie de personnages magnétiques et dans un style exubérant, dont est en grande partie tributaire le plaisir de lecture, le récit de Fortin nous présente les investigations de Jeanne et sa découverte de l’existence «alternative» de sa grand-mère. Il nous livre surtout l’enquête ludique et approfondie de la narratrice sur ses propres partis pris et préjugés en ce qui concerne l’activité sexuelle des personnes âgées.

Serving Realness

Avec beaucoup de verve et d’humour, le roman de Fortin remet plusieurs pendules à l’heure. De nombreux épisodes versent rapidement dans la chronique burlesque. C’est le cas d’une scène digne d’un film d’espionnage hollywoodien, au cours de laquelle Jeanne, poursuivie par des préposé·es aux bénéficiaires en colère, doit prendre la fuite après avoir distribué illicitement des jouets sexuels aux résident·es d’un CHSLD. La vie nocturne montréalaise n’échappe pas à ce traitement: je pense surtout à la description d’une soirée dansante où les harceleurs insistants sont chassés, et où les queers s’emparent de la métropole en la transformant en gigantesque toilette pour filles – ce royaume de la protection solidaire. Lisant La chienne de Pavlov, je ne peux m’empêcher d’y voir un exercice d’hyperbolisation humoristique lié au drag: la grande maîtrise des codes de la représentation ainsi que la mise en scène parodique (jusqu’à l’extrême) de certaines postures et attitudes constituent pour l’écrivaine des façons habiles de dénaturaliser et de mettre à distance des pratiques, tout en les investissant avec beaucoup d’allégresse et d’intelligence.

La chienne de Pavlov partage avec Fèms magnifiques et dangereuses: mémoires affabulées d’une fille trans (XYZ, 2021), de Kai Cheng Thom, cette croyance tenace dans les vertus critiques de l’exagération, et dans la beauté poétique que le «mensonge» peut insuffler à nos vies: nous ne sommes pas obligé·es de nous limiter aux récits gris et traumatiques que produisent à la chaîne les fictions hégémoniques de nos vécus queers. Nous avons droit, nous aussi, à nos légendes loufoques et à une part d’émerveillement, sans naïveté, drapé·es autant de colère que d’extase.

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Cato Fortin
Montréal, XYZ
2023, 132 p., 21.95 $