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Le fil du poème

Dossier
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Depuis Mallarmé, la poésie moderne tire parti de l’espace de la page non seulement pour s’y déployer, mais surtout pour créer du sens qui n’appartient pas à la seule sémantique du langage écrit. Se souvient-on assez que le célèbre poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est demeuré dans un état provisoire pendant dix-sept ans, le temps qu’André Gide en coordonne la réalisation typographique définitive et souhaitée par Mallarmé?

Au Québec, c’est grâce aux Éditions Erta fondées en 1949 par Roland Giguère et à quelques autres précurseurs que le livre de poésie est devenu un champ de recherche-création en soi, vecteur esthétique indissociable du texte. Trop peu nombreux auront été leurs héritiers, éditeur·trices sachant penser le livre comme instrument actif dans l’expérience du poème ou proposant des expérimentations graphiques et formelles innovantes — pour lesquelles il faut plutôt se tourner, depuis quelques années, vers de micro-éditeurs tels Rodrigol, Possibles ou Le laps.

Tenir un texte, lire un objet

Une fraction d’individus seulement se reconnaîtra dans ce geste: écouter un album de musique, pochette à la main, en lire simultanément (pour une énième fois) les caractères fins des remerciements, crédits de réalisation et autres détails, en plusdes  paroles, bien sûr. Ce type de mélomanes boulimiques de lecture — et les gens qui lisent les génériques de films sont du même acabit — est à rapprocher de ceux et celles qui lisent tout le livre, tous les mots imprimés des livres, textes et paratextes. Celles et ceux qui classent leurs livres par maisons d’édition, qui portent attention aux collections, qui connaissent le nom des directeur·trices littéraires, traducteur·trices, imprimeur·euses comme d’autres vont visiter les lieux où mûrissent leurs vins préférés.

Quand et pourquoi embrasse-t-on un jour ces données extra-littéraires pour les intégrer à sa lecture? Difficile à dire. Question de tempérament. Chose certaine, ces aspects sont non seulement une source d’information complémentaire sur le texte offert à la lecture, mais témoignent d’une écologie d’intervenant·es qui gravitent dans et autour de chaque livre, intervenant·es par qui est rendue possible la présence des livres, physiquement disponibles à notre toucher et à notre vue — sans parler de l’odorat et du goût, pour les plus voraces.

J’imagine que l’on devient éditeur·trice de poésie lorsque l’on prend conscience de ces réflexes, que l’on se prend d’affection pour le support du texte, pour son dispositif imprimé et relié, conçu pour transmettre du langage et créer une expérience sensible et unique du livre.

C’est avec cette piste en tête que j’ai discuté avec Benoît Chaput et Julia Ros, respectivement éditeur-fondateur de L’Oie de Cravan et éditrice responsable de la collection «Poésie» aux Éditions du passage.

Faire découvrir le poème

Benoît Chaput découvre la poésie à l’adolescence, mais celle-là le quitte quelques années tandis qu’il complète une formation universitaire en cinéma et qu’il obtient ses premiers emplois en montage vidéo. La lecture d’une anthologie du poète surréaliste belge Louis Scutenaire lui redonne non seulement le goût de lire de la poésie mais aussi l’envie d’en écrire. Et donc, par la force des choses, d’en faire. Il emprunte à un vers de Scutenaire le nom de sa maison d’édition («Les Oies de Cravan naissent des mâts pourris des navires perdus au golfe du Mexique.»), se fait conseiller par sa veuve, la poète Irène Hamoir, et finance son premier recueil, Loin de nos bêtes, avec des souscriptions. Pour le design de la majorité de la centaine de titres qu’il publie à partir de 1992, Chaput se tourne vers une facture relativement classique, inspirée du XIXe siècle, qui met en valeur les papiers et une typographie soignée.

Pour sa part, lorsque Julia Ros arrive aux Éditions du passage, la grille graphique de la collection, créée par Louise Marois, est déjà bien en place. Les recueils y sont immédiatement reconnaissables par leur couverture blanche ou crème griffée d’une petite couture de fil rouge. Cette sobriété s’accorde tout naturellement avec les goûts de l’éditrice. D’abord formée en littérature et en édition en France, puis à l’Université de Sherbrooke, Ros avait tôt fait de remarquer le travail graphique épuré de petites maisons d’édition françaises comme celles de Claire Paulhan et d’Isabelle Sauvage. Forte de cette connivence naturelle, elle poursuit aux Éditions du passage un travail d’édition minutieux et distingué: «Je veux rester fidèle aux choix de départ.»

Les deux éditeurs s’accordent pour affirmer que chaque livre est foncièrement différent, et qu’ils réfléchissent à sa facture visuelle au cas par cas. Lorsque vient le temps de penser à la forme matérielle du texte, le fauconnier de L’Oie de Cravan cherche le bon écrin. Deux mots d’ordre, très pragmatiques, le guident: qualité et bas prix. Tout le reste semble possible. On sait d’ailleurs que la maison ne s’embarrasse pas des genres littéraires et a su également accueillir dans son catalogue des ouvrages illustrés, de la bande dessinée et des disques.

Les couvertures sont tantôt typographiées sur des presses manuelles, sérigraphiées, imprimées en offset ou au moyen d’une panoplie d’autres techniques souvent artisanales. Elles sont aussi parfois l’occasion d’astucieux clins d’œil à des réalisations graphiques du passé; ainsi, les plus perspicaces lecteur·trices auront décelé que la couverture des Armes à penser de Shawn Cotton (2015) et, plus récemment, de Mèche de Sébastien B. Gagnon faisaient référence à celle de l’ovni littéraire de Jean-Paul Martino, Les objets de la nuit, publié aux Éditions Quartz (1959), sur laquelle est imprimé le poème liminaire du recueil.

«De manière très organique», Chaput s’est entouré à ses débuts d’un duo de collaborateurs indispensables, les imprimeurs Ginette Nault et Daniel Beaucaire, à qui l’histoire de l’édition québécoise devait déjà une vaste part du catalogue des Herbes rouges et des éditions Cul-Q, notamment. «L’amitié joue beaucoup», affirme Chaput, signifiant là que la relation d’un éditeur avec ses collaborateurs doit pouvoir se déployer dans le temps, la confiance, la complicité.

Fil PoemePhoto: Cindy Boyce

 

C’est encore à l’atelier Erta de Roland Giguère que me font penser les réflexions de Benoît Chaput; à Giguère qui, étudiant en typographie, s’entoure de ses professeurs et collègues de l’École des arts graphiques pour créer des livres dont la matérialité entrait en profonde résonance avec leurs poèmes. Je le répète: ils ne sont pas fréquent·es, les éditeur·trices qui savent intuitivement créer une voix avec du papier, proposer un rythme à nos mains et à nos yeux de lecteur·trices, aménager une chambre de sens aux poèmes.

Aux Éditions du passage, c’est au studio graphique Feed que sont confiés les projets. Si la grille graphique de la maison est en apparence moins changeante qu’à L’Oie de Cravan, le travail de mise en pages n’a rien d’automatique ou de répétitif. Une fois la direction littéraire complétée, un dialogue rapproché entre l’éditrice, le designer graphique Raphaël Daudelin et l’auteur·e s’engage pour créer une mise en page qui respecte le texte et ses intentions. La grille préétablie est-elle alors une contrainte pour des textes dont la spatialisation est un enjeu fort? «On l’aime, répond Julia Ros, non seulement permet-elle une uniformisation de la collection que le public a appris à reconnaître, mais elle autorise, à l’intérieur, une multitude de petites interventions pour rendre chaque texte unique.» Nous viennent en tête les deux images de Coco-Simone Finken encollées à la fin du recueil Au monde. Inventaire d’Antoine Dumas (finaliste aux prix Émile-Nelligan et du Gouverneur général en 2016) ou encore la petite enveloppe mystère dissimulée au sein du Chantier des extases de Marie Chouinard (2008).

On sait qu’une standardisation des couvertures — une pratique adoptée chez nous par des éditeurs tels Les Herbes rouges, Le Quartanier et La Peuplade — contribue non seulement à rendre visible le catalogue en librairies, mais aussi à transmettre une image de marque, voire un prestige éditorial auquel, en tant qu’auteur·e, il faut consentir d’emblée (qui négocierait autre chose qu’une couverture crème chez Gallimard?). Or, ce qui distingue la maquette des Éditions du passage n’est pas tant sa sérialité que la touche humaine qu’ajoute le fil rouge cousu à l’angle de coiffe de la reliure, une marque fondamentalement approximative, qui rappelle la main des artisans qui auront donné vie aux textes en concevant leur forme-objet.

L’autre détail graphique qui ne manque pas d’étonner au Passage est l’absence de texte sur le dos du livre (communément appelé «épine», pour spine, en anglais). Aucune mention du nom de l’auteur·e ni du titre de l’ouvrage n’y figure, un risque assumé et esthétiquement cohérent avec le minimalisme de l’approche globale. Un risque, vraiment? «Il faut faire confiance au texte, à sa magie, et permettre sa découverte par la lecture et non juste par sa couverture», précise l’éditrice. Voilà une position qui contraste admirablement avec le bruit visuel ambiant.

Savoir toucher

Les livres sont des objets vivants, des propositions en suspens qui attendent d’être (ré)animés par les lecteur·trices. Face à notre droit absolu de découvrir les recueils comme bon nous semble, il y a, de l’autre côté du miroir, les gestes patients des poètes et de leurs éditeur·trices. Contrepoids à l’obsession du rendement économique de la chaîne du livre, L’Oie de Cravan et les Éditions du passage rappellent plutôt l’importance du détail et de la fragilité du fil qui unit le texte à l’objet, et l’objet à notre expérience singulière, jamais exactement reproductible, humaine, en somme. ♦

 


Sébastien Dulude est poète, éditeur et critique littéraire. Il s’intéresse à la matérialité du texte poétique et à sa performativité, tant sur scène qu’au sein du livre.

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