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Le charme discret du Rolodex

Le charme discret du Rolodex

Depuis 2003, les éditions Rodrigol s’éclatent avec les possibilités de l’objet-livre: livres illustrés, sérigraphie, jeu de société, origami et maintes autres trouvailles ornent leur ludique catalogue, auquel s’ajoute cette réédition du mythique Graffiti.

Poésie

Depuis 2003, les éditions Rodrigol s’éclatent avec les possibilités de l’objet-livre: livres illustrés, sérigraphie, jeu de société, origami et maintes autres trouvailles ornent leur ludique catalogue, auquel s’ajoute cette réédition du mythique Graffiti.

À partir du milieu des années 1960, partout en Occident, l’essor de la presse indépendante (free press) en fait une alliée indissociable des causes qui mobilisent la jeunesse, et bouleverse l’édition traditionnelle en donnant notamment aux écrivains la possibilité de créer des livres expérimentaux d’une grande liberté sur le plan matériel. L’accessibilité nouvelle à des moyens d’édition et d’impression économiques a fourni aux artistes du mouvement que l’on nomme de manière fourre-tout, mais commode, la contre-culture notamment, des occasions de créer des objets poétiques qui, par leur forme même, envoyaient un pied-de-nez à l’institution littéraire et à ses normes éditoriales. En poésie tout particulièrement, les recueils sont greffés de très nombreuses images, les formats sont bigarrés et les supports des textes défient le livre traditionnel.

Au Québec, parmi les réalisations les plus emblématiques de cette production éditoriale hors-normes, on retient souvent trois objets inoubliables : Anti-can de Roger Soublière (Barre du jour, 1969), Des mêmes auteurs d’Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault (Éditions de l’Œuf, 1974) et Graffiti de Louis Geoffroy (L’Obscène nyctalope, 1968) — respectivement une boîte de conserve, un tube de dentifrice contenant des pâtes alimentaires en forme de lettres, et un étui de cartes professionnelles. En subvertissant des objets de consommation usuels, ces livres-objets se veulent peut-être moins une critique sociale qu’une stratégie — un brin fantasmée, il va sans dire — pour réintroduire la poésie dans le quotidien à travers des gestes routiniers.

Reste qu’il est souhaitable que ces objets proposent une expérience esthétique conséquente avec les poèmes qu’ils renferment. Dans le cas des poèmes de Graffiti, « écrits de 1962 à 1968 et dédiés à Jocelyne Lepage », selon le colophon de l’œuvre, il s’agit de poèmes amoureux, pour la majorité, et la question se pose de savoir quel enjeu poétique se dégage de la dynamique entre le contenu et son contenant. À cet égard, il est amusant de retrouver l’une des très rares critiques qu’ait reçues l’œuvre à sa parution, sous la plume d’un Laurent Mailhot peu impressionné par l’ensemble : « les Graffiti de Louis Geoffroy sont le plus souvent des essais d’improvisation, des suites, un chant d’une coulée assez molle et conventionnelle. Ils sont plus proches de la peinture que du dessin, et de la cuisine que de la peinture. » (Études françaises, vol. 5, no4, 1969.)

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Ces textes de jeunesse de Geoffroy (qui tragiquement restera toujours jeune, puisque décédé à trente ans dans l’incendie de son domicile) n’ont certes pas l’assurance du Vierge incendié, mais Mailhot néglige quand même d’accorder la juste part d’attention au dispositif du texte, et à sa relation avec le propos. À quoi sert, normalement, une carte professionnels ? Qu’arrive-t-il lorsqu’on remplace son contenu habituel (nom, profession, adresse) par un poème ? Et si l’on se prenait à distribuer ces cartes, quel effet pourraient provoquer ces poèmes anonymes ?

je suis un poème engagé
conquistador de petites ruelles
aux asphaltes de sperme et de larmes
aux pignons rouges sur toits
et aux regards de crapauds voyageurs

Du graffiti, Mailhot retient le lien avec l’écriture et le dessin, mais il me semble manquer de sensibilité ou de capacité d’émerveillement devant la possibilité de voir ces poèmes disséminés dans des lieux incongrus, petite subversion sans malice mais non moins ingénieuse. Surtout, Graffiti apparaît aujourd’hui, de manière évidente, comme un joyeux prototype du fanzine, ces publications artisanales à tirages confidentiels distribuées en dehors des circuits commerciaux, de mains en mains. L’héritage de Graffiti et d’autres publications du même type qui allaient lui succéder (notamment aux Éditions Cul Q), les éditions Rodrigol sont bien placées pour le reconnaître et le rendre de nouveau disponible, d’autant que ces poèmes n’avaient été réédités dans aucune anthologie jusqu’à maintenant.

Prêter attention tant à la fraîcheur de la proposition de Geoffroy qu’à ses maladresses, c’est être témoin, à nouveau, de l’émergence du souffle contestataire d’une génération de poètes qui allait bientôt mettre à mal l’institution littéraire (Vanier, Francœur, Yvon et d’autres) en proposant des livres extrêmement stimulants sur le plan matériel. Par son incarnation à travers des objets littéraires inusités, voire dérangeants, la parole contre-culturelle a fait valoir son opposition au canon littéraire sclérosé et aux valeurs bourgeoises qui le défendent.

Au carrefour de l’écriture engagée et de l’écriture du corps, les poèmes de Graffiti proposent au lecteur un rôle actif dans l’expérimentation tactile et visuelle des textes, notamment sur le plan du rythme, mais l’invitent surtout à les partager, à les faire entrer en contact avec l’autre, résonance étonnante, pour peu qu’on y soit sensible, entre leur expérience intime et leur destination potentielle, orientée vers le monde extérieur. Aussi publics soient-ils, les graffitis ont tous une histoire intime. ♦

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Article au format PDF
Louis Geoffroy
Montréal, Rodrigol
2018, 46 p., 12.00 $