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Le baobab et la souche

Dans ce premier roman paru au Québec, la Michel Tremblay de Parc-Extension charrie ses cantouques de Montréal à Dakar, à la recherche d’une identité aussi entière que double. Mariama Bâ rencontre «la renarde et le mal peigné» au pays de la gadoue.

Roman

Dans ce premier roman paru au Québec, la Michel Tremblay de Parc-Extension charrie ses cantouques de Montréal à Dakar, à la recherche d’une identité aussi entière que double. Mariama Bâ rencontre «la renarde et le mal peigné» au pays de la gadoue.

J’ai découvert l’univers d’Ayavi Lake en 2019 en lisant son recueil de nouvelles Le marabout, parmi une soixantaine d’œuvres disparates soumises au jury du Prix des horizons imaginaires. Dès les premières pages, j’ai su qu’il y avait là une nouvelle voix originale, prête à apporter une vision différente du Québec moderne. Ses contes urbains, tous liés les uns aux autres, intégrant des éléments de réalisme magique, nous parlaient d’un quotidien souvent invisible en littérature: celui de Parc-Extension. En cela, l’autrice accomplissait en quelque sorte ce que Michel Tremblay avait réussi pour le Plateau-Mont-Royal des années 1940-1950. On y suivait les déboires d’un marabout, persuadé que le changement de la couleur de sa peau réglerait l’ensemble de ses tracas, voyant le Blanc comme un sésame vers le nirvana social. Lake se riait habilement, tendrement, et de façon fantaisiste des clichés tant étrangers que locaux, que l’on se raconte pour ne pas rencontrer l’autre. Son premier roman paru au Québec (un autre titre a été publié aux éditions Cultures croisées en 2007), La Sarzène, poursuit ce travail de sape à l’intolérance et à l’imbécillité identitaire.

L’héritage de Bâ

En prolongeant la réflexion entamée dans le classique de la littérature sénégalaise Une si longue lettre (1979), de Mariama Bâ, l’autrice québéco-sénégalaise s’interroge, dans son roman, sur les conséquences sociétales de la polygamie. Une fois mariée à l’homme pourvoyeur, la femme sénégalaise doit (en principe, et selon la tradition) cesser de travailler pour se consacrer à l’entretien de la maison et à l’éducation des enfants. Or, il arrive que les ressources financières manquent lorsque l’époux fonde une deuxième, voire une troisième famille, sans pour autant augmenter ses revenus. «Instruments des uns, appâts pour d’autres, respectées ou méprisées, souvent muselées, toutes les femmes ont presque le même destin que des religions ou des législations abusives ont cimenté1.» C’est pourquoi Bâ appelait de ses vœux, dès 1979, la fin de cette pratique, qui confine trop souvent les femmes à l’ombre et au chagrin.

Lake, en mettant en scène Fatou Mbaye, une deuxième épouse ayant émigré à Montréal, poursuit l’analyse des conséquences engendrées par de nouveaux contextes. Deuxième épouse d’un universitaire titulaire d’une chaire de recherche en intégration, Fatou a vécu le deuil de son amour, en apprenant le troisième mariage de son mari avec une femme plus jeune, demeurée à Dakar. Nécessairement écartelé entre trois foyers, ce pourvoyeur est la plupart du temps absent. Aigrie par cette désillusion, Fatou tâche d’élever ses deux enfants dans son «presque-pays» d’adoption, redoublant d’ardeur dans sa volonté d’embrasser le Québec, que ce soient son rêve d’indépendance, son pâté chinois ou son goût des sports hivernaux.

Cantouques à Dakar

Si le personnage incarne le baobab qui essaie de reprendre racine en ces terres gelées, sa fille Coumba Fleur semble, de prime abord, l’exemple même de l’intégration réussie. Elle traîne chaque jour avec Kevin Tremblay, le fils du policier raciste du quartier, lui lisant fiévreusement les Cantouques (1966), de Gérald Godin. Seulement, un jour, le frêle et timide rouquin se met à répéter les propos de son père et des membres de son groupe suprémaciste blanc. Le décompte vers la détonation terroriste a débuté, et Coumba Fleur ne reconnaît plus son ami d’enfance. À la suite d’un événement traumatique, elle accomplit le voyage inverse de celui de sa mère. En compagnie d’une sage chauffeuse de taxi dakaroise, elle entame sa reconstruction, après la déflagration identitaire de l’adolescence.

Difficile à résumer, touffu et multiple, ce livre en contient probablement plusieurs. Avec un pied dans l’univers du roman, et un autre dans celui de la nouvelle, La Sarzène aurait sans doute pu être davantage ramassé, structuré plus solidement et dépouillé de quelques incohérences. Les personnages sont un peu trop paradoxaux: à force de trop incarner des fonctions, plutôt que des caractères, ils perdent de leur profondeur. Le fil du récit cahote quelque peu, zigzaguant entre Montréal et Dakar, et il peut parfois donner le tournis aux lecteur·rices qui tentent de rapailler les éléments de l’intrigue. N’empêche, je préfère de loin m’égarer dans ces avenues inédites, qui célèbrent le mariage entre la chamane atikamekw et le marabout sénégalais, au lieu de marcher ad vitam æternam sur les larges routes pavées des éternelles défaites ressassées. Avec des autrices comme Ayavi Lake, une nouvelle voie pour redécouvrir notre culture s’ouvre. N’attendons plus, bifurquons et arpentons-la ensemble! 

 

  • 1.  Mariama Bâ, Une si longue lettre, Monaco, Motifs, 2005.
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Ayavi Lake
Montréal, VLB éditeur
2023, 296 p., 29.95 $