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L'art de ne pas faire d'argent

La question est fréquente depuis que j’ai publié mon premier livre l’an dernier: «Pis, fais-tu de l’argent, en as-tu vendu beaucoup?» Une curiosité qui, la plupart du temps, trahit la méconnaissance du monde littéraire.

Dossier

La question est fréquente depuis que j’ai publié mon premier livre l’an dernier: «Pis, fais-tu de l’argent, en as-tu vendu beaucoup?» Une curiosité qui, la plupart du temps, trahit la méconnaissance du monde littéraire.

On ne peut pas en vouloir au lectorat ainsi qu’à nos proches de ne pas savoir à quel point les auteurs et autrices ne font pas beaucoup d’argent avec leurs œuvres. Le milieu artistique en général aime bien faire semblant que tout est glamour, que tout est affaire de passion et d’inspiration, que les rencontres avec le public sont «le vrai salaire», même si ça ne paie pas le loyer et les rendez-vous chez le psy.

Comme me le disait Érika Soucy, autrice de Les murailles (VLB, 2016), pour ne nommer que celle-ci: «Tout le monde dans le milieu sait que l’écriture est un side-line.» Même ceux et celles qui gagnent des prix, qui sont dans les palmarès des ventes ou qui sont «chummy-chummy» avec Marie-Louise Arsenault tellement ils et elles sont souvent à Plus on est de fous plus on lit, même celles et ceux qui sont professeurs ou médiatrices culturelles ou journalistes ou baristas ou n’importe quel autre métier. Parce que c’est comme ça que les auteurs et autrices gagnent réellement leur vie. En faisant autre chose.

Érika Soucy est maintenant une exception. Depuis trois ans, elle vit de sa plume, mais pas en écrivant ou en vendant des livres. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est elle: «Écrire pour la télévision, ce n’est pas de la création littéraire.» Elle vit quand même de sa plume. Ses principaux revenus viennent de la télévision, de l’écriture d’émissions, comme Léo, de Fabien Cloutier, entre autres.

Je me souviens que, lorsque j’ai commencé à participer à des événements littéraires, bien avant la sortie de mon livre, je ne me considérais pas comme un auteur. Solide syndrome de l’imposteur. Un poète m’avait alors dit: «T’es bien plus un auteur que moi, tu gagnes ta vie en écrivant depuis des années!» Peut-être.

Comme Érika Soucy, je ne peux pas dire que c’est de la création littéraire, mais c’est vrai que, depuis bientôt vingt ans, la totalité ou la grande partie de mes revenus provient de textes de mon cru. Si j’essaie d’avoir un certain élan dans mes chroniques, mes textes journalistiques peuvent être expéditifs, bâtis avec une mécanique bien huilée et répétitive. Faut être efficace et rigoureux avant d’être créatif. Je comprends, donc, quand Érika dit que la télévision n’est pas de la création littéraire, mais je me considère quand même chanceux de pouvoir faire de l’argent en écrivant, même si parfois, avouons-le, le sujet est plate.

«Je n’ai pas encore trouvé mon équilibre complet d’écrivaine, ajoute Érika, il me manque un peu de création.» Elle ne se plaint pas. Elle ne regrette pas du tout d’avoir lâché sa day job pour se consacrer à l’écriture et elle sait qu’elle n’est pas dans la situation «régulière». Le défi, quand tu gagnes ta vie en écrivant pour d’autres, c’est que tu as moins envie de consacrer tes congés à l’écriture de projets personnels. Ce qui peut devenir ironique à un certain point.

La quête d’un revenu

L’autre ironie, c’est qu’il y en a de l’argent, il s’en vend des livres. Selon l’Observatoire de la culture et des communications du Québec, la vente de livres neufs a généré plus de 600 millions de dollars en 2018. Où va cet argent, coudonc? Visiblement pas dans les comptes bancaires des écrivain·es.

L’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ) publiait en 2018 une étude avec des chiffres qui font mal: le montant annuel moyen gagné par les écrivain·es provenant de leur travail littéraire dépasse à peine les 9000$. C’est à peu près le revenu d’une personne sur l’aide sociale. C’est la moitié du revenu qu’il faut, selon Statistique Canada, pour subvenir à ses moyens sans nuire à sa santé.

Ça fait mal, mais je vais jouer encore dans la plaie. La même étude nous apprend que «90% des répondants n’ont pas engrangé un revenu annuel lié à leurs activités littéraires supérieur à 25000$». Suis-je le seul à avoir l’impression que les 600millions des ventes sont détournés quelque part?

Non, je ne suis pas la seule personne. Selon Mélodie Vachon Boucher, autrice, bédéiste et illustratrice, le modèle d’affaires du financement des écrivain·es est «dépassé». Elle s’explique: «Ça ne reflète pas la répartition réelle de l’investissement en temps et en argent de produire un livre.» Selon elle, cette division, où 10% des recettes (en général, mais ça peut varier de 6% à 18%) retournent à l’auteur ou l’autrice, n’a pas de sens. Le reste de la tarte est mangé par les éditeurs (30%), les distributeurs (20%) et les librairies (40%).

Mélodie a décidé d’utiliser sa fibre entrepreneuriale et d’autoéditer certains de ses projets — sans pour autant cesser de collaborer avec des maisons d’édition. «C’est trois fois plus payant de vendre deux cents livres de manière indépendante que mille livres avec un éditeur», soutient-elle. «Je ne veux pas dénigrer le travail des éditeurs, insiste-t-elle, personne ne roule sur l’or, c’est vrai, sauf que les auteurs sont les seuls qui ne peuvent pas en vivre. Les éditeurs ou les libraires, même s’ils ne sont pas riches, n’ont pas à avoir une deuxième job pour y arriver!»

«Je reçois un appel, un gars de radio. Je comprends que son émission n’a pas de budget pour payer ma musique et que son émission ne fera pas d’argent, mais lui a un salaire pour créer son show alors que moi je ne suis pas payé pour la musique dont il a besoin, c’est ça qui devient insultant», disait grosso modo un musicien dans une envolée sur les réseaux sociaux. Ça fait drôlement écho à une autre critique de Mélodie. «Les salons du livre sont subventionnés et ont du personnel parfois bien payé pour organiser une fête des auteurs, mais les auteurs ne sont pas payés pour être là! Pourtant, un salon sans auteurs, c’est juste une grosse librairie!»

Non seulement les écrivain·es ne sont pas payé·es pour y passer quelques heures ou parfois quelques jours, mais les frais pour y être ne sont pas toujours couverts — même le café —, et donc ils sont sur le bras des artistes (qui ne font pas d’argent avec leurs livres en général, rappelons-le). «C’est insultant, ajoute la bédéiste, ça me fait détester mon métier! Si au moins on couvrait ces frais!»

On allègue souvent que les personnes qui font de l’argent travaillent fort pour cet argent et dans la plupart des cas, c’est vrai. Sauf qu’il y a aussi plein d’écrivain·es qui travaillent fort et qui ne font pas d’argent quand même. Il y a un truc aléatoire dans tout ça. Pourquoi cette conférence m’est payée 750$ alors que l’autre est rémunérée 200$? Dans les deux cas, je suis invité pour mon expertise et ma réputation. Pis je vais sûrement mettre autant d’énergie dans les deux.

«La télévision, c’est plus payant que tout le reste, raconte Érika Soucy. Je mérite mon salaire, mais quand on compare les heures qu’on met sur un livre ou pour une pièce de théâtre versus la télévision, c’est limite vulgaire comme différence. Personne ne veut trahir ses convictions, mais c’est difficile de résister à certains projets, le chèque est alléchant.» Et c’est ainsi qu’un·e artiste met en attente ses projets personnels. Il faut bien vivre pis une vision artistique permet rarement de juste vivre.

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Le mythe de la douleur

Parler de son succès peut parfois être mal vu, mais le malaise est plus grand quand un·e artiste parle de l’échec de son livre,
du fait d’en arracher, de ne pas y arriver. Il faut faire comme si tout allait bien, peu importe. Si faire de l’argent s’accompagne d’une gêne, c’est la honte qui est liée à la précarité. Mais aussi le stress. Et les problèmes.

Tout ça n’est pas juste une question de principes et de redevances. La précarité, ça fait mal. «Être écrivaine, ça sonne hot, poursuit Mélodie, mais c’est pas hot. La banque ne trouve pas ça hot.»

L’ex-humoriste Hannah Gadsby débine savoureusement ce cliché dans son spectacle Nanette (à écouter sans hésitation).
Ce n’est pas parce que des gens réussissent à créer des œuvres incroyables dans la souffrance ou dans la pauvreté qu’on doit perpétuer ces souffrances. C’est franchement cruel. Qui sait? Peut-être que les œuvres seraient encore plus grandioses si ces gens étaient soignés? Si ces gens ne faisaient pas des burn-out? Si ces gens avaient une vie confortable?

Que se passerait-il si les artistes pouvaient entièrement se consacrer à leur art plutôt que négocier avec le service des recouvrements?

Mourir pour son art, ça fait une belle image, mais ça ne fait pas une société bien riche.


Mickaël Bergeron est un vétéran des médias, mais un jeune auteur qui multiplie les projets, dont son premier essai, La vie en gros, publié à Somme toute en 2019.

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