Aller au contenu principal

L'arme de Jacques Ferron

L'échappée du temps
Thématique·s

Cette année-là, le fervent admirateur de Jacques Ferron qui portait mon nom s’était vu offrir, pour souligner son anniversaire, un séjour inattendu à Louiseville, dans la maison natale de l’écrivain. Un couple l’avait transformée en un gîte touristique. Lestée d’artifices décoratifs et s’efforçant à un aspect bourgeois, la vaste demeure en faisait un peu trop pour que cela ne sonne pas faux, mais elle était somme toute fort bien tenue. Les propriétaires, torses bombés, prenaient en tout cas un air d’importance en faisant visiter leur domaine, grands seigneurs d’ailleurs plus intéressés à parler de leurs quatre murs revampés que des vies qui s’étaient jouées entre eux, en l’occurrence celles de la famille Ferron.

Après ce tour guidé, dans une chambre à l’étage, la porte s’était refermée. Une femme adorée avait sorti de sous le lit un paquet bien emballé pour le présenter au jeune homme. Il contenait un vieux fusil de chasse soviétique bon marché afin que, l’automne venu, le jeune homme puisse jouir du loisir de fréquenter les sous-bois en faisant mine d’y chasser le petit gibier avec son oncle, tous deux formant une paire joyeuse, toujours moins en quête des frouements des ailes d’une perdrix ou du bondissement inattendu d’un lièvre blanc que d’occasions capables de renouveler au grand air la lumière de leur complicité.

Le fini de cette arme, fabriquée dans une prétendue République socialiste, était si pauvre que l’on n’avait guère à se soucier de l’économiser en marchant dans la saleté des pires abattis. Autrement dit, l’objet était parfait pour ce qu’il avait à faire. Et le jeune homme s’en déclara satisfait, d’autant que l’achat avait été réalisé avec la collaboration discrète de son père, un chasseur autrement plus sérieux que lui.

Quelqu’un qui était incontestablement moi, mais à une autre époque, armé du grand sourire consécutif à ce plaisir qui en annonçait d’autres, sortit en vitesse de la chambre son fusil sous le bras, avec l’intention fort prudente d’aller le ranger sans tarder dans le coffre de l’auto grâce à laquelle il s’était véhiculé jusque-là.

Dans le grand escalier de la maisonnée, comme il aurait pu s’en douter s’il y avait réfléchi ne serait-ce qu’une minute, il tomba nez à nez avec le propriétaire, lequel demeura figé à la vue de l’arme de chasse. Les sentiments inquiets de ce monsieur, contenus derrière la barrière d’une petite bouche dont il pinçait les lèvres, apparaissaient tout de même fort vifs, à en juger par sa fine moustache taillée dont le V inversé était soudain fortement accentué par le fait que sa mâchoire venait de se décrocher sous l’effet de la surprise.

Le jeune homme au fusil piocha dans l’à-peu-près de toutes les excuses et des explications que l’on peut découvrir en soi lorsqu’on se trouve dans l’immédiate nécessité de justifier, tant bien que mal, une situation que l’on sait invraisemblable. Il n’en fut pas moins fusillé du regard par le propriétaire et tenu pour hautement suspect jusqu’à l’heure du départ, le lendemain matin.

Photo | Jacques Ferron, 1965-1973, BAnQ Vieux-Montréal, Fonds La Presse, Photographe non identi é.Photo | Jacques Ferron, 1965-1973, BAnQ Vieux-Montréal, Fonds La Presse, Photographe non identié.

L’oncle des sorties de chasse n’a pas eu le temps de faire de vieux os. Il est mort bêtement, à trente-cinq ans. Le fusil russe a été vendu. Et l’amour rose et enchanté qui sous-tend cette histoire s’est pour sa part dissipé dans un nuage avant de s’abîmer. Cependant, au-delà de tous les détours inattendus que prend la vie, Jacques Ferron est resté, lui, accroché bien haut dans le ciel.

Dans les interstices de la mémoire où elle s’est agrippée, l’œuvre du médecin des moins nantis ne cesse de revenir nourrir les jours des différentes personnes que j’ai été. Il en va de même, je crois, pour bien d’autres lecteurs. Cent ans après sa naissance à Louiseville en 1921, il est aisé de constater, par le flot continu des rééditions et des commentaires que suscitent encore ses écrits, à plus forte raison cette année, que Jacques Ferron ne désarme pas.

Ferron demeure, à maints égards, d’une prodigieuse actualité. Il est difficile de ne pas l’entendre à tout moment tempêter avec sa fine ironie, dans l’écho laissé par ses lettres aux journaux. Que dirait-il désormais des corporations médicales, tandis que les petites mains dont ont tant besoin les services de santé sont écrasées, depuis trente ans, par la révolution conservatrice? En 1952, devant le Collège des médecins, Ferron exprimait en tout cas déjà ceci: «Pour ma part, j’ai honte.»

«L’écriture de Ferron repose sur trois siècles de littérature française», affirmait l’essayiste Pierre Vadeboncœur. Les deux écrivains avaient fréquenté, à Montréal, le huppé Collège Brébœuf, une institution des Jésuites où la culture française régnait sans partage, tel un grand soleil éblouissant, laissant dans l’ombre à peu près tout le reste, à commencer par la culture populaire de ce pays d’Amérique, fondée en large partie sur l’oralité. Plusieurs écrivains regretteront cette mise à distance forcée d’une expérience sensible du monde qui les avait pourtant portés au pays de leur enfance. Ce fut le cas de Jacques Ferron, mais aussi de certains de ses contemporains, dont l’écrivain Pierre Perrault, connu pour avoir révélé à ses compatriotes leur propre parole par l’entremise de ses grands films.

Tout pétris de littérature classique qu’ils étaient, Ferron comme Perrault ne se montraient pas moins très sensibles à l’oralité du monde qui les avait engendrés. Autrement dit, l’auteur de L’amélanchier avait d’abord absorbé la littérature française pour mieux fonder la sienne, entrevue de loin en loin, à travers les herbes folles de l’oralité où avait poussé, en tous sens, ce monde populaire qui le fascinait. Il usait de sa parfaite connaissance des lettres françaises comme d’un levier pour élever son travail de déchiffrage de la réalité des siens, hissant son écriture jusqu’à ce sommet que constituent ses contes. Parmi ceux-ci, écrit Victor-Lévy Beaulieu dans la présentation des Contes (BQ, 1993), «lisez "Le chien gris" et dites-moi si même Franz Kakfa est allé aussi loin dans l’au-delà de n’importe quelle représentation symbolique». En demandant à ce que nous fassions l’effort de le suivre, Ferron remonte en effet un monde symbolique qu’il dévoile à sa manière pour parvenir à enchanter et à recréer le nôtre.

Je voudrais dire encore ceci qui m’apparaît important: cet écrivain n’est pas le dupe des modes intellectuelles. En tout cas, il n’y succombe pas. Il fait preuve d’une indépendance d’esprit le plus souvent remarquable. «Nous ne nous sommes jamais trouvés dans une situation révolutionnaire et le portrait du colonisé de monsieur Memmi ne correspondait pas au nôtre», écrit-il avec aplomb au moment où pratiquement tous ses frères et sœurs d’armes en littérature, du côté de Parti pris en particulier, se gargarisent de théories sur la décolonisation pour expliquer et penser la trajectoire du milieu qui est le leur.

Ferron trouvait que la soif d’indépendance de son pays, structurée à partir de la seule idée de la décolonisation, relevait de la pure fabulation. Il va plutôt lorgner du côté de l’esprit républicain des Patriotes de 1837-1838, de l’Irlande, de l’expérience des Premières Nations. Il sonde aussi, en Gaspésie comme à Ville Jacques-Cartier, deux lieux où il a pratiqué la médecine, les profondeurs d’un cœur social qu’il ne confond jamais avec le Sacré-Cœur momifié offert en modèle aux multitudes par le clergé. Ferron libère son demi-pays de sa supposée mission civilisatrice, en repoussant les décors de carton-pâte sur lesquels se sont appuyés les Lionel Groulx et autres incarnations d’un nationalisme voué souvent au maintien des seules apparences. Dès les années 1950, il remet foncièrement en question les déprédations commises par les États dans leurs élans coloniaux. Ces formations arbitraires, écrit-il, nées «du bon plaisir de ce colonialisme pour le profit du néo-colonialisme hypocrite qui lui a succédé», ont engendré des États monstrueux, recouverts d’une légitimité de pacotille, qui réduisent à rien le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tout en oubliant les prérogatives sociales qui devraient être les leurs.

Parmi les ouvrages infinis qu’évoque Ferron au détour de son œuvre foisonnante, un bibliophile qui me ressemble prit un jour plaisir à le suivre jusque dans les méandres du Dictionnaire des cas de conscience (1715), de l’abbé de Pontas, deux gros in-quarto dans lesquels se cachent des fragments d’une conscience populaire. Il y est question, entre tant de choses, des barrières morales qu’une société entretient avec la chasse, tout en devant parvenir, cependant, à se nourrir afin d’engendrer la suite du monde, au nom d’une suite de pères et de mères. C’est à partir de là, du moins en partie, que Ferron tirait à bout portant sur les interprétations habituelles de La chasse-galerie, ce vieux conte au nombre des plus importants du fonds culturel québécois, comme s’en était à raison aperçu Honoré Beaugrand en le formalisant par écrit.

Et c’est sur la base de lectures pareilles que Jacques Ferron, toujours étonnant, servi par un esprit d’une rare acuité et une érudition sans pareille, avançait souvent des interprétations originales et fortes, lesquelles invitaient sa société à se repenser, au-delà des bondieuseries et de l’inertie politique dont l’histoire l’a injustement lestée.

 


Jean-François Nadeau est journaliste et chroniqueur au quotidien Le Devoir. Formé en science politique et en histoire, il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013) et Les radicaux libres (2016) à Lux éditeur.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF