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L'araignée

Nouvelle
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J’observe une araignée dans le tambour de la fenêtre de la cuisine. Elle collectionne les autres insectes dans sa toile collante et les laisse pendre la tête en bas. Après, elle les mange ou les fait siens, les enroulant en petits ballots. Je ne sais pas si elle a un ordre pour ses repas, si elle classe ses proies selon certains critères. Elle a fait ça tout l’été puis un jour, elle a quitté sa toile à la fenêtre. Elle est partie, après que je l’ai observée tous les jours. Elle a laissé son domaine abandonné. En ruine. Les toiles, vierges d’elle, sont devenues de la saleté. J’ai soulevé les coquillages que j’avais déposés au coin de la fenêtre, s’y trouvaient ses nombreux assassinats. Les cadavres de toutes ces mouches, guêpes et pucerons, emprisonnés dans ses toiles.

C’est ce qui se passe aussi avec la honte. Quand on y est, le territoire est nôtre, on tue, on intimide, on garde le pouvoir. Et puis plus tard, quand on quitte l’endroit, il y reste une trace de notre passage, fulgurant. On a fait le mal autour de nous. Mais c’est naturel, alors on ne s’en rend pas compte. Ou si peu. On préfère minorer, amoindrir. C’est plus tard, après quelques années peut-être, qu’on prend conscience des cadavres qu’on a laissés derrière.

Quand je retourne à Lévis, où je suis née, il y a des endroits qui sont encore hantés par des souvenirs. Je ne connais plus personne, à part mes parents et les vieux voisins qui ne sont pas encore morts. J’ai abandonné toutes mes amies du secondaire, qui s’en portent bien, j’imagine. Je ne pourrais percevoir leur possible rancune que par les réseaux sociaux, mais j’ai arrêté, il y a longtemps, de faire la recherche des noms que j’ai connus autrefois.

Je suis tombée sur un gif l’autre jour, qui montrait the Big Libra Energy. Ça disait: «burns every piece of evidence that shows I lived before the age of 14.» Je n’ai rien brûlé, je possède encore plusieurs photos et suis très sujette à la nostalgie, mais il est vrai que je n’ai gardé aucune amitié de cette ère, sinon deux, dont une qui demeure à l’étranger. Une période qui fut, à défaire, comme on met la main si vivement dans la toile pour décrasser la fenêtre. Ce ne sont pas des moments toujours malheureux, ce sont des moments qui m’ont moulée d’une certaine façon et que j’ai pris des années à refaire, parfaire, esthétiser.

J’ai grandi dans une cellule familiale serrée et nombreuse, j’étais la plus jeune des quatre. J’ai vécu dans la maison pleine et dans la maison vide. Alors que mes sœurs et frère s’exilaient, j’ai fini de grandir en enfant unique. Cette nouvelle intimité avec mes parents a été très lourde à porter. Trop d’attention, d’observation, de commentaires. Si bien que je ne rentrais plus qu’à l’aurore, divisée entre la fuite et le cocon.

Je me souviens de cette fois, au lac de notre enfance, quand j’avais pris cette grosse araignée, qui avait trouvé refuge dans notre barque, dans mes mains en soucoupe. J’avais été mordue. Une réaction normale à la peur, de survie. Une attaque. Sur les quais, qu’il nous arrivait de détacher de la berge pour les emmener au milieu du lac, je me rappelle ces nuées d’araignées grasses et noires qui sortaient des entrailles du bois. Tout d’un coup assaillies par l’eau, elles grimpaient pour se mettre à l’abri, précisément là où nous nous mettions à l’abri. Mais la peur de ces géantes faisait sauter tous les autres par-dessus bord.

J’ai connu l’exposition On air de Tomás Saraceno, à travers le compte Instagram du Palais de Tokyo. S’interrogeant sur les vibrations et les écosystèmes, Saraceno a capturé environ quatre cent cinquante araignées qui vivaient dans les coins des bâtiments du Palais, et les a déposées à l’intérieur d’une installation pour qu’elles y tissent des toiles. On ne peut pas rester de marbre vis-à-vis d’une toile bien tissée. Là, on est devant une multitude de toiles qui sont connectées ensemble. C’est fragile, ça flotte, on dirait des chemins ou des possibilités. Si j’étais demeurée à Lévis… Ça a été tissé longuement et brisé et refait. C’est comme une œuvre d’art pour nous, alors que pour les insectes, c’est un tombeau.

Chaque fois que je reviens à Lévis: le cadavre de ma maison, le cadavre de mes écoles, le cadavre du bateau, le cadavre des bars des premières fois, et ceux de mes parents.

Je viens de terminer la lecture de La robe blanche de Nathalie Léger. Une œuvre qui m’apparaissait distante au départ, mais qui s’ouvre peu à peu, pour se dévoiler. Léger y relate l’histoire de Pippa Bacca, une Italienne partie de Milan vêtue d’une robe de mariée, et souhaitant se rendre en auto-stop jusqu’à Jérusalem. Finalement, elle monte dans la voiture de son tueur, qui la viole et la vole, à quelques kilomètres d’Istanbul. Il prend sa caméra, avec laquelle elle s’est filmée pendant son trajet, et filme un mariage. C’est tragique et en même temps, l’œuvre perdure malgré la brisure, est peut-être plus forte à cause d’elle. Mais c’est caché derrière cette histoire tragique que réside le cœur du récit, celui de la mère endeuillée de son mariage. Sa mère. Celle de qui Léger essaie de se distancer, probablement celle pourquoi elle écrit. Ce que je connais de ma mère a été calqué, et agrandi, comme un projecteur sur un mur qui renvoie une image grossie. Mais voilà, tout de ce passé est pixellisé. Il en manque, des histoires, il en reste, des trous. En fait, je ne connais pas bien ma mère. Il y a cette intellectualité dans l’analyse des performances de ces artistes, Pippa, Marina… Mais c’est cette autre robe blanche qui m’a happée. La relation d’égale à égale, d’une mère abattue et de sa fille qui est forte, qui la relève. J’étais loin de cette œuvre puis j’y suis entrée, en déplaçant le coquillage. Sous les taffetas et les dentelles, j’ai découvert une dépouille. Celle sur qui il est plus difficile d’écrire.

J’ai toujours été solitaire. Plus jeune, j’écrivais souvent dans ma chambre ou alors je fermais la porte et j’y prenais bien soin de mon intimité. De mes rituels. Ma chambre, mes espaces, mon bureau. Tout était placé avec soin dans son endroit. C’est là que j’ai écrit mes premiers scénarios de films qui auraient fait pâlir Xavier Dolan. Toujours des beaux garçons et toujours gais et toujours vierges. Dans mon antre, ma chambre, j’avais le droit de tout dire. Je faisais mon éducation cinématographique avec les films qui passaient à Télé-Québec en soirée, et baissais le son à 2, chaque fois qu’il y avait une scène de sexe. Je ne sais pas pourquoi, il y a toujours eu un malaise avec la sexualité dans la famille. Ou alors ça vient de moi, je ne sais plus. Seulement un éternel silence sur la question. C’est sans doute la cause de mon obsession pour la chose, assez jeune. L’interdit. Le caché. J’y repense, et c’est à cause de ça que j’ai perdu la plupart de mes connaissances du primaire et du secondaire. Je me suis trop désinhibée. Ça commence à s’expliquer peut-être.

Ce silence familial m’a poussée vers l’écriture. Ce n’est pas la culture qui pousse à la création, c’est le manque. On a beau se garnir et apprendre, on revient toujours à cet état de nudité. Ma mère m’énerve, j’aime ma mère. Il y a quelque chose de l’intuition qui passe pour inférieure. Il faut garnir ses écrits de références pour avoir l’air de connaître des choses.

Récemment, on m’a dit d’écouter le film Le chat dans le sac de Gilles Groulx, car Barbara Ulrich avoue être une Balance au début du film. Elle dit: «Je suis née sous le signe de la Balance et vraiment je n’aime pas ce signe parce que je suis née sous la planète Vénus et j’aurais aimé être une intellectuelle.» Quand mon premier roman est sorti, on m’a comparée à un confrère qui, disait-on, écrivait avec sa tête, alors que moi, j’écrivais avec mes tripes. Je n’ai pas su, dans les deux cas, répondre quelque chose.

J’écris à partir du manque. Je retrouve les empreintes de ce qui n’y est plus, cherche à comprendre, en habile détective, la racine. Étant trop vénusienne par le passé, j’ai omis souvent de me rapprocher de mon œuvre silencieuse. Après le secondaire, je suis devenue un spectacle, et ça a fait fuir beaucoup des personnes qui m’avaient accompagnée pendant les premières années de ma vie. Je ne m’en veux pas. C’est un parcours. Je sais cependant que depuis que j’ai repris l’habitude de créer, j’ai une vie amoureuse et amicale plus sereine. Je retourne en arrière, dans les souvenirs de ces autres villes. Tous ces moments passés seule et dans l’intériorité ou l’ombre, la trace, c’est là que je tissais ma toile. ♦

 


Ariane Lessard est l’autrice de Feue, son premier roman paru à La Mèche en 2018, finaliste aux Rendez-vous du premier roman. Elle a également publié des nouvelles dans Zodiaque (La Mèche) et Stalkeuses (Québec Amérique) en 2019.

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