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L'Androgyne : a gay place to be

L'Androgyne : a gay place to be

Petite histoire d’un lieu où les hommes mariés venaient simplement «jeter un coup d’œil aux livres jeunesse non sexistes»…

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Entretien

Petite histoire d’un lieu où les hommes mariés venaient simplement «jeter un coup d’œil aux livres jeunesse non sexistes»…

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Première librairie LGBTQ+ du Québec, L’Androgyne fermait ses portes à la fin de l’été 2002, après vingt-neuf ans d’existence et une série de déménagements l’ayant menée de la rue Crescent jusqu’au cœur du Village. L’homme d’affaires Bernard Rousseau1, ultime propriétaire de cette enseigne qui était déjà passée par plusieurs mains – notamment celles de Lawrence Boyle et de France Désilets –, et d’une gestion collective à privée, confiait alors au magazine Fugues 2 que la maison n’était plus viable et que la culture gaie et lesbienne était maintenant présente partout et accessible dans tous les commerces. Qu’importe que l’on soit d’accord ou non avec cette assertion, le parcours de L’Androgyne nous en apprend beaucoup sur la géographie sociale de la ville de Montréal et sur l’origine des mouvements militants issus du milieu homosexuel. Les débuts de ce projet mis sur pied en 1973 par trois hommes (Bruce Garside, Will Aitken et le regretté John Southin) méritent aujourd’hui d’être rappelés; peut-être par les mots de ceux-là mêmes qui les ont vécus, question de se remémorer qu’il fut un temps où l’on s’introduisait dans un cours sur la libération homosexuelle avec une arme à feu…

 

Bruce, vous avez enseigné la philosophie et avez œuvré comme travailleur social. Will, vous êtes écrivain, vous avez aussi enseigné le cinéma, été critique et journaliste. Vous faites tous les deux partie du noyau initial de L’Androgyne. D’où arrivez-vous à l’époque et dans quel contexte fondez-vous cette librairie?

 

Will Aitken : Je suis arrivé à Montréal en 1972. Bruce organisait déjà les premières réunions de Gay McGill. Nous nous sommes rencontrés à l’une de ces réunions et avons emménagé ensemble rapidement.

 

Bruce Garside : J’enseignais la philosophie à McGill. John Southin y était alors «Director of Residence» [il le sera de 1971 à 1990]. Il était l’un des premiers professeurs ouvertement gais et politiquement actifs. Will était à l’époque mon petit ami. La fondation de la librairie a été en quelque sorte une réaction à mon départ de l’université. Will et moi cherchions quelque chose à faire. J’ai utilisé l’argent de mon indemnité de départ. Mon «licenciement» a permis de payer une partie des frais et de faire décoller le projet. John, qui était resté plus discret que moi dans ses prises de position, est demeuré à McGill.

 

Attendez, vous avez été renvoyé?

 

B. G. : Je n’ai pas vraiment été renvoyé. On m’a simplement encouragé à partir dans des conditions que j’ai jugées acceptables… à savoir que je recevrais un an de salaire sans enseigner. De toute manière, je voulais quitter le monde universitaire. J’ai donc accepté l’offre et nous avons ouvert la librairie.

 

Qu’est-ce qui a mené à ce départ?

 

B. G. : C’est arrivé après la publication dans le McGill Daily d’un article que j’avais cosigné avec John Suthin et Linda Page-Hollander, une professeure lesbienne avec qui j’avais créé un séminaire sur la libération homosexuelle baptisé «Biology and Social Change». Peut-être le premier cours du genre crédité au Canada. L’article s’intitulait «School is not a Gay Place to Be». Fait intéressant, bien que l’article ait suscité plusieurs controverses, aucun de mes collègues du département de philosophie ne m’en a jamais parlé… ou encore moins tenté de me soutenir dans mes démarches.

 

Parlez-nous de ce séminaire.

 

B. G. : Nous étions tellement submergés de participants que nous sommes passés de la salle de séminaire de la bibliothèque à un grand salon dans le même bâtiment. Les discussions de ce groupe ont mené à la fondation de Gay McGill et de la Gay Line [aujourd’hui Gai Écoute].

Androgyne

Le syndicat étudiant et les rédacteurs du Daily étaient très favorables à notre cause. Voyant qu’il n’y avait pas d’autres endroits que des bars pour socialiser et que les bars faisaient l’objet de descentes de police, l’association étudiante a accepté de nous aider à organiser des soirées dans la salle de bal de son bâtiment et a demandé un permis d’alcool en son nom.

En raison de la popularité de ces évènements, la police a rappliqué. Les agents ne sont jamais entrés, mais ils demeuraient à l’extérieur, question d’intimider les participants. Par la suite, la régie a refusé de nous accorder un autre permis. Le syndicat étudiant a porté plainte, la régie a cédé. Ces soirées ont continué pendant environ deux ans. L’université était un lieu sécuritaire, la plupart des participants provenaient de la communauté francophone. La police ne pouvait pas intervenir sur le campus. Nous avons utilisé l’argent généré par ces soirées pour financer des initiatives communautaires gaies et lesbiennes.

 

Avec la pression policière et le fait que le mouvement de libération gai avait été infiltré par la police (qui avait récupéré la liste de ses membres et leurs adresses), n’aviez-vous pas peur d’être infiltrés ou intimidés?

 

B. G. : Nous étions bien sûr préoccupés par les «espions». Je subissais beaucoup de pression négative. Quelqu’un m’a même tiré dessus, un jour, durant un séminaire.

 

On vous a tiré dessus?

 

B. G. : La salle de classe comportait deux portes: l’une servait d’entrée, l’autre de sortie. Le gars a surgi, m’a tiré dessus avec une balle à blanc et s’est sauvé par l’autre porte. Je n’ai jamais porté plainte. J’ai haussé les épaules… Je hausse souvent les épaules dans la vie.

 

En 1973, la rue Crescent, où se trouve le premier local de L’Androgyne, n’a rien à voir avec ce qu’elle est aujourd’hui3. Vous débutez dans un contexte où l’homosexualité a été décriminalisée (et en 1977, le Québec devient la première province à interdire la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle). On sort aussi à peine des émeutes à Sir George Williams. De quoi a l’air ce quartier?

 

W. A. : La rue Stanley était le vrai hub de la communauté. Le Sauna Aquarius était juste à côté de la librairie [La police de Montréal y arrêtera trente-six hommes, en 1975, pour grossière indécence, dans le cadre d’une opération «d’assainissement des mœurs», en prévision des Jeux olympiques.]

 

B. G. : Le «Lower Crescent» n’était pas très développé. Nous occupions la moitié d’un deuxième étage et avions une grande fenêtre.

 

Comment avez-vous procédé à l’acquisition d’un fonds de commerce? Qui vous a aidés ou conseillés? Par-dessus tout, qu’étiez-vous en mesure de trouver comme ouvrages spécialisés dans les librairies «ordinaires»?

 

W. A. : Nous avons consulté d’autres librairies du genre, notamment à Toronto et à New York. Nous nous démenions pour trouver des distributeurs. J’ai dû m’adresser à des distributeurs de magazines softcore gais. Je me souviens très clairement du gars qui sort de son bureau et qui dit à un autre employé: «Y a un gai dans mon bureau, y a un gai dans mon bureau!» Ils ont fini par coopérer. En ce qui concerne les bouquins, nous avions des trucs comme Homosexual: Oppression and Liberation, de Dennis Altman (1971). Le genre d’ouvrage impossible à trouver ailleurs.

 

B. G. : Et beaucoup de livres sur la libération des femmes, beaucoup d’ouvrages théoriques et de revues d’extrême gauche.

 

W. A. : The Body Politic et Le Berdache, par exemple. Nous avions aussi des livres jeunesse non sexistes, de la littérature: Jean Genet, James Baldwin, Julien Green, Patricia Warren. Surtout des ouvrages en anglais, mais on trouvait des livres québécois et français, comme Printemps au parking, de Christiane Rochefort.

 

Parlez-moi du lieu: était-ce un lieu de rassemblement, de fête? De quoi avait-il l’air et qui y venait?

 

W. A. : C’était très petit, du genre quatorze pieds sur quatorze pieds. Une bande de drag queens hilarantes demeurait à l’étage. La clientèle avait toujours l’air de débarquer du sauna voisin, et il y avait énormément d’hommes mariés encore dans le placard et de voyageurs internationaux. Hormis le party d’ouverture et le fait que nos amis passaient tout le temps, nous n’avons pas organisé d’autres fêtes officielles.

 

B. G. : Quand nous avons déménagé au rez-de-chaussée, rue Crescent, la librairie est devenue plus accessible, mais les gens avaient encore peur d’entrer. On voyait des individus faire plusieurs allers-retours avant de franchir la porte.

 

W. A. : Des hommes qui venaient simplement «jeter un coup d’œil aux livres jeunesse» [rires].

 

Avez-vous eu maille à partir avec les autorités ou encore avec des gens qui vous reprochaient de vendre du matériel obscène ou pornographique?

 

W. A. : Le seul vrai problème venait des douanes. Tout dépendait de qui ouvrait les boîtes, en fait. La première fois, ils ont trouvé une copie de Gay Sunshine sur laquelle on pouvait voir deux hommes s’embrasser. Ils l’ont confisquée. Lors de mon deuxième passage, je suis tombé sur un gars qui était clairement gai. On s’est rendu compte alors qu’il y avait un petit groupe «secret» de douaniers gais. Quand on arrivait, ils s’arrangeaient pour être au comptoir et nous accueillaient avec un beau «Allô, les Androgynes». Nous avons quand même eu du bon temps.

 

B. G. : Il est important de se rappeler qu’une photo de deux hommes en train de s’embrasser pouvait être considérée comme de la pornographie. On ne parle pas ici de porno hardcore

 

Cela me fait penser à Léolo et aux muscle magazines qui à l’époque n’étaient pas seulement consultés par des culturistes. C’est quand même très drôle de se dire que ces symboles de testostérone et de virilité étaient subvertis.

 

W. A. : Léolo! Mon film québécois préféré. Tu as absolument raison. Lorsque j’avais douze ans, j’étais hypnotisé par ces magazines. Le propriétaire du kiosque à journaux ne voulait pas m’en vendre.

 

B. G. : De mon côté, ç’a fonctionné! Je me souviens de ce gros monsieur fumant un barreau de chaise. Il me les vendait avec un regard de dégoût. Il trouvait ça dégueulasse, mais une piastre était une piastre.

 

La librairie a finalement changé de propriétaires et d’adresse. Comment cela est-il arrivé?

 

W. A. : Par un processus assez lent. Nous avons d’abord demandé à Barbara Scale de se joindre à nous. Je venais de commencer à enseigner. Bruce et moi découvrions peu à peu que nous n’étions pas… des hommes d’affaires. Barbara a invité d’autres personnes à s’impliquer. Le tout s’est collectivisé, même si nous étions encore propriétaires.

 

B. G. : Les premières bénévoles étaient surtout les membres d’un groupe féministe. Nous nous sommes aussi alliés à un groupe d’anarchistes: Black Rose Books. Dimitrios [Roussopoulos] n’avait pas vraiment de vitrine pour promouvoir ses livres. Il n’a jamais été copropriétaire, mais nous tenions en stock une bonne quantité de livres anarchistes. Nous étions une librairie gaie, lesbienne, non sexiste et anarchiste.

 

Parlons du loyer et du coût de la vie. Étiez-vous en mesure de vous débrouiller?

 

B. G. : Nous nous sommes servis de mon indemnité de départ de McGill et de l’argent que John Suthin nous donnait. John était plutôt à l’aise, il nous aidait à payer les livres du fonds. Ceci dit, nous sommes-nous déjà versé un salaire…

 

W. A. : Non, je ne crois pas. Je me souviens que je faisais du design à cette époque pour des cafés. Je dessinais des menus.

 

Pourquoi êtes-vous partis? Y avait-il d’autres librairies du genre?

 

B. G. : Au Canada, à l’époque, il n’y avait que Little Sisters, à Vancouver, et Glad Day, à Toronto [la plus vieille librairie LGBTQ+ au monde]. Notre départ a été très cordial. Nous avons simplement donné la librairie… ou, plutôt, nous l’avons vendue au prix d’un dollar symbolique au collectif auquel appartenait Barbara.
 


Ralph Elawani est écrivain et directeur littéraire.

  • 1. Bernard Rousseau était aussi l’un des actionnaires du célèbre sex shop Priape, l’un des premiers à s’adresser spécifiquement aux hommes gais. Priape, que Rousseau ne voulait pas «cannibaliser» en y intégrant des accessoires sexuels et de la pornographie (comme il le révélait à The Gazette, en 2002), a fermé ses portes en 2013, après s’être placé sous la protection de la Loi sur la faillite.
  • 2. Yves Lafontaine, «L’Androgyne ferme ses portes», Fugues, 25juillet 2002, en ligne.
  • 3. On n’a qu’à penser aux images tirées du livre Un jour on Crescent (Progression, 1973), de Vittorio Fiorucci, Pascal Lennad et Graham McKeen.
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