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L'amour fou des objets

Le Musée moi, c’est ainsi que Charles Sagalane présente l’édifice littéraire qu’il s’emploie à construire, un vaste chantier dont le dernier ouvrage n’a pourtant rien de narcissique.

Poésie

Le Musée moi, c’est ainsi que Charles Sagalane présente l’édifice littéraire qu’il s’emploie à construire, un vaste chantier dont le dernier ouvrage n’a pourtant rien de narcissique.

Qu’on les juge excellents ou médiocres, les livres hors-norme, ceux qui viennent chambouler notre rapport à la lecture, sont (presque) toujours les bienvenus, car ils lancent un défi salutaire à notre imagination et distillent ce petit supplément de légèreté que réclament nos vies trop graves. On ne peut pas, du matin au soir, se proposer comme lanceuse d’alertes et sacrifier toutes les joies quotidiennes pour sauver de lui-même un monde qui n’en demande pas tant. Il faut dire que la facture matérielle de 96bric-à-brac au bord du lac est une fort belle réussite des éditions La Peuplade et qu’on est à moitié conquis rien qu’à le tenir entre ses mains.

Imaginez le grenier surchargé de votre grand-tante, l’atelier poussiéreux de votre oncle, voyez les outils du passé qui s’entassent sur l’établi du grand-père, ou les petits appareils dont on a presque oublié l’usage et l’utilité. Faites preuve d’empathie: tâchez de comprendre pourquoi on les a tous gardés malgré leur désuétude ou leur prétendue obsolescence. Sans même savoir pourquoi, vous commencez à les aimer, ces objets qui ont depuis longtemps «perdu de vue leur fabricant». Vous décidez d’en devenir vous-même le collectionneur attentionné, de les réunir avec l’intention de les mettre en valeur l’un après l’autre. Édifiez une petite cathédrale textuelle pour présenter chacun d’eux. Pendant ce temps, il arrivera que les gens vous confient leurs vieilles affaires, convaincus que vous les porterez jusqu’à la lumière — mais gardez à l’esprit qu’ils viendront un jour les reprendre.

Peut-être souffrez-vous d’un quelconque trouble de la person-nalité? Peut-être l’accumulation des choses oubliées, ces «petites choses», comme vous les appelez, s’avère-t-elle un excellent mécanisme de défense de votre Moi? Mais, au fond, n’en sommes-nous pas tous là? Certains se lancent dans la guérison de leurs blessures; d’autres construisent et érigent, font des listes de listes, écrivent des «catalogues de principes» dans un «alphabet démesuré», se lancent dans des inventaires et des classements. Pour justifier leur folle entreprise, ils évoquent leur attachement aux objets, mais aussi la surconsommation, mal de notre siècle.

Nous, les modernes

Cinq recueils ont précédé 96bric-à-brac au bord du lac et font partie du Musée moi. Il faudrait aller voir ce que cachent des titres comme 68cabinet de curiosités ou encore 47atelier des saveurs. En lisant la dernière publication de cette étrange série, on trouve difficilement un extrait à citer qui rendrait justice au projet de Sagalane et vous donnerait envie de l’avoir pour ami. Les phrases, une fois sorties de leur contexte, risquent de perdre leur attrait, car elles font partie d’une vaste idée, d’une forme qui les met en valeur, voire d’une philosophie de vie difficile à résumer ici. Tenez, que pensez-vous du Bonhomme Lapense avec son gros ventre, Jaipourmondire de son prénom?

Marié en première noce avec sa ferme, Jaipourmondire vit seul dans sa maison. Trempé des environs, parfumé aux saisons. Il habite de belle façon une construction décolorée. De mémoire de plombier, personne n’est jamais venu y réparer un évier ni prendre un café. Pour privilège et récompense, le qui-vient-d’arriver est prié de converser dans des fauteuils de poques.

Malgré ses fauteuils d’époque et ses vieux rabots, n’allez pas croire que Charles Sagalane tourne le dos à la poésie contemporaine, n’allez pas non plus l’accuser de manquer de sérieux. Il suffit d’ouvrir ce livre fou et magique, qui parvient à s’inscrire dans l’actualité littéraire tout en se consacrant au passé, pour mesurer l’ampleur de la tâche et la qualité du résultat. Les travaux du poète s’effectuent loin des œuvres intimistes qu’on trouve souvent chez ses pairs. Même si le gaspillage des objets constitue l’arrière-plan du recueil, la tendance ici n’est pas plus à la morale qu’au catastrophisme planétaire. Il est également clair que l’auteur préfère diriger la lumière sur les autres et sur la beauté de leurs petits travers plutôt que sur sa propre existence.

De nombreuses pages sont composées dans une typographie spéciale qu’il est malheureusement impossible de reproduire ici. Chaque proposition s’avère une surprise que l’on doit à de savants calculs — et parfois à de désopilantes inventions inspirées par les objets ou par leurs drôles de propriétaires. Les chapitres, eux, portent souvent des titres du genre «OUPS! Outil Univoque des Peuplades Sédentaires» ou encore «BANG! Boutique des Articles que Nul ne Garde».

Le désordre très ordonné des collections de Sagalane me rappelle soudain un vieux voisin qui remplissait notre cour intérieure d’un fatras d’objets rapportés des ruelles du HOMA. Il les polissait, les rangeait ou les déplaçait du matin au soir dans l’espoir de trouver le bon angle, celui qui mettrait en évidence la parfaite harmonie de l’ensemble et nous rendrait aussi fous d’amour que lui. En a résulté un roman, qui est peut-être déjà une chose du passé… ♦

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Charles Sagalane
Saguenay, La Peuplade
2018, 240 p., 21.95 $