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Laisser la forêt pousser en soi

Laisser la forêt pousser en soi

Si l’herbier d’Emily Dickinson était par elle considéré comme étant l’un de ses plus beaux poèmes, le livre que consacre Dominique Fortier à l’écrivaine américaine se présente comme l’éblouissant cabinet de curiosités d’une existence aussi paisible que mystérieuse.

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Roman

Si l’herbier d’Emily Dickinson était par elle considéré comme étant l’un de ses plus beaux poèmes, le livre que consacre Dominique Fortier à l’écrivaine américaine se présente comme l’éblouissant cabinet de curiosités d’une existence aussi paisible que mystérieuse.

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Certains auteurs ont besoin d’aller caresser, ne serait-ce que du bout des doigts, la poussière qui recouvre les meubles anciens qui habillent la mémoire des lieux ayant vu leur hôte vivre comme il le pouvait ou l’entendait. Fortier, que les voyages horripilent et qui, pareille en cela à Dickinson, préfère observer l’infime variation des jours scrutés depuis la même lucarne, choisit la carte au détriment du territoire. Quand elle cherche à se représenter Homestead, résidence de l’illustre famille de la poétesse recluse, sise dans une bourgade paisible du Massachusetts, la rêverie ne tarde pas à l’emporter sur la méthode journalistique.

Et si, au terme de la visite, plutôt que de suivre sagement le guide, je me tapissais sous un lit ou me glissais derrière une porte — et si je restais jusqu’au soir, attendant que tout le monde soit reparti pour sortir de ma cachette, aller à la fenêtre, dans l’obscurité, et observer les restes du jardin figés par les premiers gels d’automne —, alors j’aurais la nuit pour moi toute seule.

Méditations impressionnistes

S’il fallait comparer Fortier aux peintres, il faudrait d’abord écarter les naturalistes (trop prosaïques), ensuite les surréalistes (trop agités) pour jeter notre dévolu sur les impressionnistes. Car lire Dominique Fortier, c’est d’abord cela, se repaître de tableaux aux atmosphères si fortes que le souvenir peut les évoquer avec précision longtemps après que l’on a fait leur connaissance sur le papier. Hors du temps, elles sont manières de retraite face aux passions fiévreuses du monde, réintroduisant naturellement le passé dans notre contemporanéité sans tout ce qu’il pourrait dégager de suranné, laissant le songe prendre le pas sur le présent. Avec ses livres, Fortier crée des espaces de papier, de poésie et de sens, dans lesquels chercher refuge. Virginia Woolf souhaitait «une chambre à soi», la poétesse américaine Emily Dickinson, à la fin de ses jours, ne quittait plus la sienne, son paradis de quiétude gardé par une douce cerbère, sa sœur Lavinia. Dans la lignée de ces grandes femmes, Fortier fait l’éloge de la solitude, de la plénitude que l’on trouve dans la répétition — en cela demeurant toujours pudique, même si elle se dévoile elle-même un peu plus que dans ses premiers livres, et poursuit le processus entamé dans son précédant roman, Au péril de la mer (Alto, 2015), vivier entre autres de confessions-réflexions sur la maternité.

Comme dans la vie de Dickinson, il ne se passe à peu près rien dans ce livre-méditation. Nourris par cette absence d’action, stimulés par l’ascèse contemplative, les sens s’affinent pour se consacrer à de minuscules et pourtant capitaux phénomènes. C’est là le cœur de la poésie de la «dame en blanc» et le chœur de l’ode que lui chante Fortier, sa sœur du futur.

Les révélations de la réclusion

En imaginant les instants d’une vie menée souvent plus près des abeilles et des papillons que des hommes, Fortier réfléchit par ailleurs au sens de sa propre démarche d’écriture. Oubliez les velléités biographiques, l’exactitude et les vicieux petits secrets à dévoiler triomphalement. Dans une belle leçon d’étymologie, Fortier révèle les clés essentielles de sa pratique.

Auteur, du latin augere, augmenter. L’auteur est celui qui ajoute. […] Écrire, scribere, creuser le sol, fouiller, rayer. […] Qui a besoin de Dieu quand il y a les abeilles?

Si Dickinson est cette démiurge recluse du monde des hommes, cela ne peut que la rapprocher encore un peu plus de ce qu’incarne la romancière d’Outremont lorsqu’elle explore les villes de papier plutôt que de s’appesantir sur les problèmes Ikéa qu’occasionnent ses déménagements, et qui lestent inutilement la nacelle de ce bijou littéraire autrement si délicat. Car même dissimulée derrière ses livres, «[Dickinson] n’est pas cachée, elle n’est pas recluse. Elle est au cœur des choses, au plus profond d’elle-même, recueillie […]».

Vous l’aurez compris, il m’est difficile de ne pas succomber ici à la tentation de vous citer le livre en entier pour vous enjoindre de le lire tant les passages d’une rare poésie y sont légion. Et c’est peut-être là la plus grande vertu de ce roman, celle de nous enseigner à prêter l’oreille à cette poésie, au magnétisme des mots car :

ce sont eux qui nous apprennent ce qu’ils veulent dire […] qui se rapprochent du lecteur, prudemment, pour l’apprivoiser. Bientôt on parcourt les poèmes comme une forêt, mystérieuse à jamais, mais dont la pénombre est percée de sentiers et de rayons de lumière. Bientôt on se met à habiter cette forêt, dont on reconnaît les oiseaux et les créatures, les étangs noirs et les grands chênes. Bientôt, bientôt cette forêt se met à pousser en nous. ♦

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Dominique Fortier
Québec, Alto
2018, 188 p., 22.95 $