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L'âge du corps n'est pas celui du coeur

L'âge du corps n'est pas celui du coeur

Vieillir, ce n’est pas cesser d’aimer, de créer, de lutter, de jouir ou de souffrir. Ce n’est surtout pas cesser de vivre. Les personnages de Dernière heure sont là pour nous en convaincre.

Nouvelle

Vieillir, ce n’est pas cesser d’aimer, de créer, de lutter, de jouir ou de souffrir. Ce n’est surtout pas cesser de vivre. Les personnages de Dernière heure sont là pour nous en convaincre.

Dernière heure, un recueil de nouvelles de Kathleen Daisy Miller, est d’abord paru en 2018, chez Biblioasis, sous le titre Late Breaking. Il a valu à son autrice d’être en lice pour le Giller Prize et le Toronto Book Award, puis finaliste au Prix du Gouverneur général et au Trillium Book Award. Le journal Globe and Mail l’a également inclus dans la liste de ses livres préférés de 2018.

K.D. Miller n’est pas très connue au Québec. Jusqu’en 2021, seule la maison Les Allusifs avait fait paraître, en 2015, Astres sans éclat, la traduction de son roman Dwarf Brown (Biblioasis). Les éditions de la Pleine lune ont toutefois parié sur la qualité de son œuvre et publié, à l’automne dernier, une excellente traduction du recueil, signée Louise Gaudette.

Pour mon plus grand plaisir, je dois l’avouer.

Ce qui a d’abord piqué ma curiosité, c’est l’avant-propos de quelques lignes, qui mentionne que les nouvelles ont été inspirées par les toiles d’Alex Colville. J’aime ce peintre, la façon dont il saisit, dans ses tableaux, l’instant d’une histoire, nous laissant imaginer ce qui a précédé et ce qui suivra. J’aime l’impression qu’il donne qu’un drame se prépare ou a eu lieu, et que les personnages le portent sans faire d’éclat. Colville parle à nos tristesses tout comme Miller, en particulier à celles qui viennent avec l’âge pour certain·es.

Car presque tous les protagonistes de Dernière heure sont vieux: ils ont entre soixante-dix et quatre-vingt-dix ans. La description que livre l’autrice de la vieillesse n’a rien de réjouissant, mais rien de dramatique non plus. Malgré les défaillances du corps, la vitalité, dans son intensité, demeure la même que celle de la jeunesse, avec peut-être un poids de plus, celui de l’expérience. Les personnages ne sont pas des héros, on ne veut guère les imiter, mais on les comprend et, quand leur énergie l’emporte sur tout le reste, on a envie de les applaudir.

Un quotidien tout sauf ordinaire

Je ne me suis identifiée à aucun personnage, mais ils m’ont habitée longtemps après que j’ai eu terminé ma lecture: Len, qui sait si bien s’organiser et ne montre pas d’émotion lorsqu’il doit faire euthanasier sa vieille chienne (si ce n’est dans sa hâte que l’on procède au plus vite), mais qui revêt ensuite son manteau le plus épais et ses bottes pour couler à pic quand il se laissera tomber dans la rivière; Jill, qui a écrit l’histoire mi-drôle, mi-cauchemardesque d’une femme ayant perdu sa virginité à soixante-treize ans, inspirée en cela par sa propre expérience avec un amant qui accompagnait ses va-et-vient de commentaires pour le moins désobligeants sur l’atrophie vaginale de sa compagne; puis la fabuleuse Clarissa, la plus âgée, qui découvre qu’un salon funéraire se prépare à offrir un service d’euthanasie à ses client·es, lequel leur permettra de partir dans les vapeurs d’eucalyptus, comme si elles et ils allaient au spa. Or, Clarissa se rebiffe à l’idée qu’on la dépossède de sa mort. Non, elle ne s’inscrira pas sur la liste d’attente. «Elle a un livre à écrire. Et c’est ce qu’elle fera. Même si elle doit en mourir.» Ces mots closent le recueil. Qui n’applaudirait pas?

Une structure qui sert le propos

Le talent de Miller ne se résume pas à sa finesse d’analyse. Elle joue aussi habilement avec le temps de la narration, interrompant une scène parce qu’il y a lieu d’inquiéter les lecteur·rices; retournant dans le passé pour montrer l’origine de tel trait de caractère ou pour nous faire apprécier un changement subtil entre deux personnages; nous projetant dans le futur pour exposer les conséquences d’une situation qui n’a jamais été réglée. L’écrivaine accomplit tout cela avec délicatesse, en demi-teinte. Ce n’est jamais fade. Parce que ce qui nous est révélé du passé et du présent suffit, même si, lorsqu’on admire les toiles de Colville, on aimerait savoir ce qui se produira ou a déjà eu lieu.

Il faut dire aussi que Miller se plaît à tisser des liens entre ses protagonistes et à les reprendre d’une nouvelle à l’autre, nous permettant ainsi d’en apprendre davantage sur eux et de les voir sous un jour différent. En somme, Dernière heure, à cause de ses entrecroisements, se lit comme un roman et continue de surprendre.

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Article au format PDF
K. D. Miller
Traduit de l'anglais (Canada) par Louise Gaudette
Lachine, Pleine lune
2021, 344 p., 27.95 $