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À l'abri de Saturne

Et si l’un de vos ancêtres avait jadis écrit un roman gothique inspiré par la papesse du genre, Ann Radcliffe, et ses fictions d’épouvante aux accents nostalgiques?

Littératures de l'imaginaire

Et si l’un de vos ancêtres avait jadis écrit un roman gothique inspiré par la papesse du genre, Ann Radcliffe, et ses fictions d’épouvante aux accents nostalgiques?

Alité à cause de la grippe espagnole alors qu’il a huit ans, le grand-père de l’auteur, David Dorais, entame la rédaction de l’une de ces histoires de brumes, de forêts et de manoirs abandonnés. Des décennies plus tard, son petit-fils met la main sur un coffret qui contient le manuscrit inachevé, L’esclave du château. David Dorais constate rapidement que ses propres textes de fiction partagent avec celui de son aïeul des influences littéraires similaires.

Tandis qu’il se remet péniblement d’une dépression, Dorais décide de poursuivre l’ouvrage de son ancêtre. Le livre s’ouvre par conséquent sur l’histoire écrite par le grand-père, reproduite telle quelle. Nous y rencontrons un roi agonisant, qui fut autrefois un esclave.

Dorais ajoute à cette trame d’origine soixante-neuf fragments, qui sont autant de contes narrés par les courtisans se succédant au chevet du souverain. Difficile de ne pas songer aux Mille et une nuits, même si l’imaginaire avoisine davantage les romans gothiques et frénétiques, comme celui de Pétrus Borel, l’un des représentants de ce courant littéraire français qui prône les émotions effrénées et le macabre. Un récit-cadre à tonalité autobiographique s’enchevêtre aussi aux contes: avec moult franchise, Dorais y expose son passé dépressif.

Aucun château sans mystère ne mérite d’être habité

Quiconque a senti le poids de Saturne — astre de la mélancolie — peser sur lui comprendra à quel point la fantaisie est un exutoire essentiel pour l’«enfant prisonnier d’une armure gigantesque». Le conte, spécifie l’auteur, peut se révéler une «façon de [s]e mettre à l’abri du monde, de [s]e réfugier sous les couvertures de l’irréel et de la féerie, là où même les choses laides ont leur beauté, et les choses absurdes, un sens».

S’inspirant ponctuellement de contes traditionnels — dont Cendrillon, le Petit Poucet et la Belle au bois dormant —, Dorais insuffle beaucoup d’inventivité à ses vignettes, le plus souvent tragiques, parfois comiques. L’absurde côtoie un délicieux humour noir, par exemple: «[Un père] retrouve [ses fils] derrière la table d’un boucher. L’aîné est penché au-dessus de son frère éventré. Il tend une masse de boyaux à son père, lui affirmant: «Ne le voyez-vous pas, dites, qu’il est croche en dedans?»»

Néanmoins, Saturne et son influence chagrine ne s’éclipsent jamais totalement, et la cruauté — implacable ou raffinée — occupe les premières loges. Je pense notamment au fragment XXXIII, où une jeune femme est ensevelie dans sa tombe à raison d’un seau de terre par jour, ou à cette marâtre qui condamne sa belle-fille à transporter de la houille sans relâche, et à jeûner, lui affirmant qu’elle «pourra croquer des morceaux de charbon et boire les larmes qui coulent sur [s]on visage crasseux».

Au théâtre de l’inachevé

L’approche de Dorais, typique du conte tant dans le style que dans l’esprit, témoigne de sa volonté de se conformer aux codes du genre, ce qu’il réussit remarquablement. Cependant, l’enchaînement de textes brefs qui forme L’esclave du château peut sembler répétitif malgré ses 150 pages. Je recommande de lire cette œuvre par bribes, sur une longue période — un cycle lunaire, au moins —, afin d’éviter la lassitude, les humeurs grises.

De surcroît, la longueur variable des fragments dessert un peu l’ensemble. Certaines histoires sont succinctes (quatre lignes) et d’autres, plus amples, s’approchent du format de la nouvelle, à l’instar de celle qui porte le nombre 66 (ce n’est sans doute pas un hasard, puisque le Diable rôde dans la forteresse). Cette fiction de plusieurs pages, qui relate le destin dramatique d’une marchande parmi les matelots, rompt le rythme de l’œuvre.

La partie finale de L’esclave du château, qui réunit une succession d’idées de contes inédits, pourra également paraître décevante; toutefois, l’ouvrage de Dorais, par sa nature même, appelait l’inachèvement. Une cohésion est pourtant présente à travers les motifs récurrents des histoires — les astres, la folie, l’alchimie, les truies, les serpents, les enfants qui apparaissent… —, mais ces échos ne lient pas réellement les vignettes. Chacune est plutôt sa propre enluminure, «un assemblage de perles […] toutes traversées par le fil de la parole». Car Dorais aime mettre en scène ce qui, selon lui, «évoque l’homme, mais diminué»: singes, homoncules, poupées, pantins, monstres… Foire ou théâtre de marionnettes? Qui sait?

L’esclave du château est un ouvrage pour le moins curieux — dans le sens de curiosités — et audacieux. L’originalité de ce projet, qui célèbre la beauté des ruines et des marécages, ne pouvait que me fasciner. N’est-il pas indispensable de se rappeler la mélancolie qui, parfois, fragilise nos cuirasses, de Saturne dévorant sa progéniture? De s’émerveiller du passage des comètes, même lorsqu’elles présagent des événements néfastes? Ce récit nous en fournit l’occasion tout en donnant envie d’apprendre à tirer au tarot et à «lire sur les lèvres des étoiles quand elles parl[ent] du destin des grands personnages». ♦

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David Dorais
Montréal, Leméac
2018, 144 p., 20.95 $