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La pivoine est un autre

La pivoine est un autre
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J’ai vu la pivoine alourdie. Une fois. Dix fois. La pivoine alourdie, penchée jusqu’au sol, entraînée par la pluie (il me semble me rappeler le scintillement de la goutte) ou par son propre poids. Une ambition trop grande ou encore une humilité. Je ne sais pas. Je n’y avais pas pensé. En fait, je l’ai à peine aperçue. Du coin de l’œil. Je l’ai vue sans la voir. Je passais par là. J’allais quelque part. Je pensais à quelque chose, j’allais à la rencontre de quelqu’un. Mais la fleur, tout de même, a laissé une impression. Une beauté, un potentiel…

L’espèce humaine évacue ses douleurs ses biographies sa tête divague jusqu’à se tromper de sentier de saison les ruelles détonnent dans l’allongement des hivers refoulent les solitudes – les pivoines n’en peuvent plus de s’alourdir – elles touchent du doigt le cocon d’une chenille1

Puis j’ai retrouvé la pivoine dans un poème de Diane Régimbald. L’écrivaine emploie le pluriel, mais pour moi, le poème ne révèle qu’une seule fleur. Une parmi les autres, demeurées floues. Un complément de l’image. Elle parle de pivoines, mais celle que je retrouve ne fait pas partie de son bouquet. Ce n’est plus son image à elle, mais la mienne, réactivée. Une activation faisant suite à une impression. C’est bien de cela qu’il s’agit: le poème ranime des images imprimées dans la mémoire qui s’étaient endormies. Dans ce cas-ci, une pivoine que j’avais pratiquement ignorée. L’image attendait d’être révélée, et ce qui la révélera (ou agira comme révélateur, comme on le dit en photographie), c’est ce poème de Diane Régimbald.

Impression, révélation.

L’image – puis le sens qu’elle peut avoir – se déplie en plusieurs temps. Souvent imprévisibles. Des temps de décantation aussi. Le poème opère en premier lieu sur l’axe vertical. Il a une épaisseur, il est composé de couches. Et le texte n’en est que la surface, la partie visible du langage, ce matériau immatériel, culturel, façonné par des générations et des générations de locuteurs, usé à coups d’emphases, de métaphores, de créativité; usé par l’expérience que, tous, nous en faisons quotidiennement. En s’usant, les mots perdent en précision. Ils ne sont plus univoques. J’ai qualifié le langage de matériau parce que c’est de ce bois qu’on fabrique les poèmes et, plus largement, la littérature. Mais c’est peut-être plus justement l’usure des mots, cette usure charriant toutes ces expériences humaines, qui est le véritable substrat littéraire. Car si sous le texte, il y a le langage, que recouvre ce dernier? Un bagage d’expériences, dirait sans doute Umberto Eco. Croiser une pivoine sans vraiment la remarquer constitue une expérience, aussi peu marquante (sur le coup) soit-elle. Cette impression de pivoine n’est pas unique: elle se joint à toutes les pivoines que j’ai aperçues, toutes les pivoines fondues en une seule expérience réactivée par le poème. Une expérience, c’est-à-dire vivre. Ici, une émotion. Je ne l’avais pas vécue sur le coup, je l’avais gardée en réserve, un potentiel que le poème de Diane fera germer.

Une expérience, donc.

Or, justement, la première expérience que proposent les poèmes de Sur le rêve noir en est une de langage. Le texte, plutôt que de relater une expérience immédiate – anecdotique ou biographique –, va à la rencontre de l’expérience collective contenue dans le langage. Pour y accéder, la poète réarrange l’ordre et l’usage convenus des mots afin de les libérer de leur utilité, de leur fonction de communication (Gilles Deleuze nous rappelle que l’art n’a rien à voir ni à faire avec la communication2). Les mots communiquent au mieux lorsqu’ils sont (le plus possible) univoques, mais alors, le poème – cette rencontre – est impossible. En agençant des singularités, il rompt avec l’utilitarisme usuel (et omniprésent) et accède à une autre dimension du langage, à une mémoire, car les mots se souviennent de ceux qui les ont parlés. Cette collectivité lovée dans le langage, Régimbald l’évoque à plusieurs reprises dans Sur le rêve noir, y compris dans ce poème sur la pivoine qui s’ouvre sur une humanité personnifiée, presque comme s’il s’agissait d’un proche:

L’espèce humaine évacue ses douleurs ses biographies sa tête divague jusqu’à se tromper de sentier (p.74)

Le poème s’ouvre large, au plus large, puis, en quelques mots, le faisceau se précise. L’espèce humaine a une tête et elle se trompe de sentier. Ces télescopages me placent, en tant que lecteur, aux premières loges. Je suis à la fois fleur et humanité. C’est mon doigt qui «touche le cocon d’une chenille» et, d’un même mouvement, toutes les têtes de tout temps divaguent avec la mienne. La poète s’efface pour me laisser la place à moi, lecteur, mais aussi aux rencontres possibles entre mon expérience personnelle et celles, dépersonnifiées, que charrie le langage et que le poème active.

Cette usure qui, paradoxalement, rend possibles de nouvelles formes et génère du sens, la poète en a l’intuition (ou elle l’aborde de manière intuitive). Dès les premières pages, il est question d’effilochement et d’«éruptions d’étoiles usant le temps du ciel», ce qui provoque «d’autres éclats» sur lesquels le «tu», destinataire des poèmes, marche «comme un ange léger sur le rêve noir». Au long du livre, tout se fait et se défait en un mouvement continu qui ne cesse de régénérer la réalité.

Tu verras l’effilochement le cassement de fils les constellations se réduire mais ça filera encore – éruptions d’étoiles usant le temps du ciel – tu verras la ville s’enluminer d’autres éclats tu marcheras comme un ange léger sur le rêve noir (SRN, p.11)

Juste avant, en ouverture, Régimbald cite Giordano Bruno. Ce n’est pas innocent. Le poète et philosophe italien avait, depuis le XVIe siècle où il a vécu, intuitionné le fonctionnement de l’univers et même des atomes, montrant que la poésie (et la philosophie) peut toucher du doigt le tissu de la réalité, ce cocon. Le poème, et en particulier ceux de Diane Régimbald, nous permet de faire l’expérience de la réalité – c’est-à-dire vivre – d’une autre façon que celle dite empirique.

Tout de même, une expérience empirique, j’ai voulu en conduire une avec les poèmes de Sur le rêve noir. Avec Geneviève Allard, une vidéaste à la sensibilité poétique remarquable, nous avons demandé à différentes personnes – venues d’horizons variés – de lire à la caméra une sélection des poèmes en prose non ponctués du livre. Je voulais observer les différents chemins qu’emprunterait en eux le poème. Car comme Nicole Brossard, je suis fasciné par «la variété de lectures que nous pouvons faire d’un texte, particulièrement en poésie». Cette fascination, précise l’écrivaine dans son bref essai sur la traduction paru aux éditions Mémoire d’encrier 3, provient de «comment l’acceptation ou le rejet [d’un texte] se fait selon la fatigue, la disponibilité ou l’ouverture d’esprit du moment. Car même si le texte dit comment il veut être lu, il n’en demeure pas moins que c’est d’abord l’attention qui fait tension que nous lui portons qui lui donne en partie son volume et son relief4.» Filmés sur fond noir, les lecteurs ont insufflé personnalité, rythme et musicalité, puis ils ont commenté, discuté avec Geneviève et moi, mais aussi avec Diane, qui était présente, participante. Une expérience donnant à voir la polysémie du texte poétique. Une observation que tous peuvent faire, puisque la série de sept brefs épisodes est disponible sur YouTube, sur le compte de Rhizome littérature vivante. Je tiens à remercier ici la générosité et la disponibilité de Diane, ainsi que l’équipe de Littérature québécoise mobile, qui nous a soutenus dans ce projet.

Comme Nicole Brossard, Diane Régimbald cherche en poésie à «refaire le monde, pleine de questions, heureuse de pouvoir circuler dans la beauté complexe de ce qui se lie, se cogne, collides,
et relance du côté du vivant5».

 


Écrivain de Québec, Simon Dumas a fait paraître cinq livres de poésie et une correspondance avec Nicole Brossard, intitulée Géométries du Mauve Motel (L’Hexagone, 2022). En tant que directeur artistique de Rhizome, il affranchit la littérature de l’écrit par des mises en scène expérimentales explorant la diversité des médiums, des arts numériques ou scéniques au spectacle littéraire.

  • 1. Diane Régimbald, Sur le rêve noir, Montréal, Le Noroît, 2016, p.74. Désormais SRN.
  • 2. Dans Qu’est-ce que l’acte de création, une conférence donnée le 17 mars 1987 (disponible sur YouTube): «L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information.»
  • 3. Nicole Brossard, Et me voici soudain en train de refaire le monde, Montréal, Mémoire d’encrier, 2015.
  • 4. Ibid., p.38.
  • 5. Ibid., p.51.
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