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La perle du Mile-End

La librairie Drawn & Quarterly, vaisseau amiral de l’éditeur du même nom, est l’un des pôles culturels montréalais les plus connus à travers le monde.

Dossier

La librairie Drawn & Quarterly, vaisseau amiral de l’éditeur du même nom, est l’un des pôles culturels montréalais les plus connus à travers le monde.

Ça peut paraître étrange, mais les bandes dessinées n’ont pas la même odeur que les romans. Il suffit de pousser la porte de la librairie Drawn & Quarterly, située rue Bernard, pour se rendre compte de la différence. Ça a peut-être à voir avec l’encre, la colle ou le papier, mais cette odeur reste jusque dans la bibliothèque où j’ai rangé mes romans graphiques. Comme elle est vitrée, tirer un des panneaux revient à avoir une sorte de condensé d’air de la librairie du Mile-End.

C’est un ami français, un immigré, qui a été le premier à me parler de la maison d’édition alors que je commençais mes études en littérature à l’Université de Montréal. Avec l’Association et Fantagraphics, disait-il, Drawn & Quarterly était un des éditeurs de bande dessinée d’avant-garde les plus connus à travers le monde. Ce sont eux qui, les premiers, avaient publié la légendaire Julie Doucet. « Drawn quoi ? Julie qui ? », avais-je à peu près répondu à l’époque, comme quoi le Québec n’a jamais été très tendre envers ses artistes quand ils ne faisaient pas dans le cirque ou les spectacles à Las Vegas.

Une dizaine d’années plus tard, la situation n’a pas énormément changé. La jeunesse montréalaise branchée connaît bien l’éditeur, mais le grand public est encore peu au courant de la perle qui se cache sous son nez.

Des débuts tranquilles

C’est le Lavallois Chris Oliveros qui a fondé Drawn & Quarterly en 1989. Son idée de départ était de publier un magazine, mais le projet a rapidement dérivé pour devenir une maison d’édition. La première artiste à publier un livre en solo a été une francophone, Julie Doucet, dont le succès de la série Dirty plotte dans le milieu de la BD en France et à New York a été retentissant. D’autres noms connus aujourd’hui comme Chester Brown et Adrian Tomine se sont ajoutés rapidement pour former le cœur d’une écurie à l’avant-garde du roman graphique.

Pourtant, dans les années 1990, « roman graphique » ne voulait pas dire grand-chose pour la plupart des lecteurs. Comme me l’expliquent à la librairie Rebecca Lloyd, gérante du magasin, et Tom Devlin, éditeur exécutif, les bandes dessinées ne se vendaient alors que dans les magasins spécialisés. « Persepolis [de Marjane Satrapi] et Fun Home [d’Alison Bechdel], je pense, ont particulièrement été des gros coups, qui ont permis au roman graphique d’être adopté par la communauté littéraire », me dit Tom.

C’est à partir de cette période, autour de 2006, que les livres édités par Drawn & Quarterly ont commencé à percer le marché des librairies. Peu avant, en 2003, l’équipe n’était constituée que d’Oliveros, épaulé par sa conjointe Laureen. L’éditeur décide à ce moment d’embaucher une relationniste pour s’occuper de la publicité. Peggy Burns, la conjointe de Tom à l’époque (sa femme maintenant), alors relationniste pour DC Comics à New York et qui connaissait déjà Chris, envoie son curriculum vitæ, mais ce dernier ne lui répond pas, croyant avoir affaire à une mauvaise blague.

Dirty PlotteThis Woman's WorkKilling and DyingHostageSyllabus

L’ouverture de la librairie

Quand Oliveros réalise son erreur, il s’empresse d’embaucher Burns, qui accepte une réduction de salaire significative et le risque d’embarquer dans une entreprise dont la survie est toujours précaire. Tom se joindra à l’équipe éditoriale un peu plus tard, au moment où les affaires commenceront à décoller pour le roman graphique.

C’est en 2007 que les éditeurs décident d’ouvrir une librairie, d’une part parce que les bons livres en anglais étaient mal distribués à Montréal, mais aussi « parce que les gens pensaient que Drawn & Quarterly venait de Toronto, me dit Tom. Je me souviens d’une des premières journées où j’ai travaillé, et je n’ai fait aucune vente. »

Peu à peu, le lieu est devenu un centre culturel d’importance pour la communauté littéraire montréalaise. Au point d’ouvrir une deuxième librairie en face, pour les enfants celle-là, en 2017. Alors que Chris menait davantage une vie de famille, Tom et Peggy, aujourd’hui devenue éditrice, ont rapidement pu s’impliquer dans la communauté littéraire locale. « On voulait amener les auteurs ici et prouver qu’il y avait une communauté littéraire anglophone », dit Tom. « Pas juste anglophone, proteste Rebecca. Beaucoup des gens qui assistent aux évènements sont des francophones et la librairie a aussi beaucoup de livres en français. »

Cette niaiserie de « deux solitudes »

Le cas de Rebecca Lloyd, actuelle gérante de la librairie qui s’est jointe à l’équipe alors que Chris Oliveros s’apprêtait à tirer sa révérence en 2015, montre à quel point les communautés ne sont pas si hermétiques que ce que la métaphore éculée des « deux solitudes » laisse entendre.

Un peu comme l’œuvre de Julie Doucet a été la porte d’entrée dans l’édition pour Oliveros, Lloyd est arrivée alors que Drawn & Quarterly publiait les traductions en anglais des livres de son conjoint, le bédéiste Pascal Girard. Affaire de famille, me direz-vous, mais son histoire montre assez bien comment les « communautés », dont on parle souvent comme si elles étaient des sphères indépendantes, sont imbriquées.

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Quelques mois après que l’ami français vivant à Montréal m’a appris l’existence de la perle du Mile-End, je suis devenu un client assidu de la librairie. C’était autour de 2008, je revenais de France, je travaillais dans un kiosque à journaux, et les livres en anglais coûtaient moins cher que ceux en français. J’y découvrais David Foster Wallace, Roberto Bolaño, William T. Vollmann, McSweeny’s, The Believer

Je commençais aussi une collection de romans graphiques qui n’a jamais trop décollé, mais qui a tout de même reçu un sérieux coup de pouce quelques années plus tard quand le même ami français, pas trop fort sur la paperasse, a dû retourner en France pour voir son père malade et s’est retrouvé coincé à Dorval au retour. Situation irrégulière. Déporté par le premier vol pour Marseille. On a eu beau essayer de refaire tous les papiers, payer sa session pour avoir le formulaire, rien à faire.

Comme quoi c’est la culture qui nous rassemble, mais ce sont ces conneries de frontières qui font les solitudes, je ne l’ai jamais revu. Reste que si vous le voyez, dites-lui que j’ai toujours ses romans graphiques dans ma bibliothèque vitrée. Dites-lui aussi que notre banquise ne voit pas souvent les perles, et qu’elle préfère même parfois les déporter. ♦

 


Samuel Mercier est affilié de recherche au Département d’études anglaises de l’Université Concordia. Il est l’auteur du recueil de poésie Les années de guerre.

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