Aller au contenu principal

La nature permanente du désir

La nature permanente du désir

Œuvre envoûtante où désir et mélancolie se harnachent au corps, Souvenir de Night est une mélodie lancinante qui exhume nos plus grandes obsessions.

Roman

Œuvre envoûtante où désir et mélancolie se harnachent au corps, Souvenir de Night est une mélodie lancinante qui exhume nos plus grandes obsessions.

Une femme parcourt le monde pour affaires. Sans attaches, elle se déplace au gré de ses obligations, qui la conduisent vers des lieux interchangeables. Inconnue au cœur des villes qu’elle traverse, professionnellement aguerrie, libre de toute contrainte familiale, elle pourrait faire envie, mais une tristesse inexplicable la suit comme une ombre. Un soir où un contrat la retient dans une cité japonaise, elle invite un homme, aperçu dans le bar de l’hôtel, à monter dans sa chambre. Après l’acte sexuel, elle apprend avec surprise qu’il est un prostitué. Mais ce à quoi elle s’attend encore moins, c’est à son propre entêtement aveugle, qui la pousse à le revoir sans cesse. À partir de la première rencontre entre la femme et celui qui se fait appeler Nigel, mais qu’elle surnomme Night, une lente montée du désir, tel un crescendo, se met en place. Elle qui se fait un point d’honneur de demeurer indépendante perd de sa superbe lorsque la présence de l’amant s’avère si nécessaire qu’elle s’immisce dans toutes les sphères de sa vie.

Disparaître dans le détour

Les parties racontées au présent sont intercalées avec d’autres faisant référence à l’enfance de la narratrice et à sa relation avec sa mère. Cette dernière est désignée par le pronom Elle, la majuscule marquant à la fois la personne ayant autorité sur tout et l’importance qu’elle représente pour sa fille, qui aspire à se faire aimer de cette femme froide et intransigeante. Les retours en arrière créent un fil rouge autour des thématiques du manque et de l’inassouvissement, sans toutefois verser dans la psychanalyse. De ces moments de l’enfance remonte aussi le désir de fuite de la protagoniste, qui s’égare dans les rues de villes étrangères soit pour annihiler sa propre image dans l’urbanité nocturne, soit pour imiter ces «évaporés» qui ont quitté leur vie sans laisser d’indices pour en recommencer une nouvelle ailleurs.

J’ai trouvé un banc où m’asseoir. Respirer. J’arrivais au bout de quelque chose, ma journée, j’avais marché pour me perdre davantage, suivre le contre-courant qui me portait depuis que j’étais partie, il y avait longtemps.

Cette même quête de perdition amène la femme à désirer Night, à souhaiter emmêler leurs corps, jusqu’à ne plus pouvoir en distinguer les contours.

Je suis un écrivain japonais

À l’instar de la cérémonie du thé nipponne, l’écriture de Rolland appartient à une sorte de gestuelle codée trouvant son point d’équilibre entre la précision des phrases et le lieu vacant entre les lignes. Ce lieu vierge est exactement celui dont parle l’homme de théâtre Peter Brook: «Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé1.» Chaque fragment s’ouvre sur cet espace vide, qui prend forme et devient signifiant. Le rythme modulant les phrases, entre mots et silences, plein et vide, donne une impression de rituel sacré. Il n’y avait rien, puis tout à coup, cela existe: un hôtel, une chambre, une lumière qui entre par la fenêtre, la caresse de l’amant, le grelot ténu de l’espoir.

Ces éléments tiennent de la mise en place, de l’art du travelling, lequel suit les départs et surveille les arrivées de Night, puis se termine par un plan rapproché sur la femme seule. La prose du roman est tissée de plusieurs langages cinématographiques dont la facture est à la fois froide – le béton des villes, l’impassibilité de la femme – et chaude – la dimension charnelle, l’appétit insatiable qui sous-tend le déficit émotionnel. On perçoit jusqu’au grain de l’image tant le travail stylistique est sensible, et l’expérience, immersive. S’en dégage une poésie inhérente à l’ensemble.

Mes veines que je sentais gonflées, le sang qui y coulait, je pouvais presque l’entendre, le grondement d’une rivière et ce qu’il y a d’échoué au bout.

Imperceptiblement, le tissu se resserre, et la densité devient palpable. C’est tout l’art et la maîtrise de ce qui progresse sans en avoir l’air, imitant la marche du temps qui finit par tout dévorer et nous annoncer notre propre terme. À ce moment, les départs et les arrivées, le rythme des affaires, l’ampleur des villes que nous avons traversées ne comptent plus; il n’y a que la foule des passants, exposés, comme nous, au sentiment de déréalisation qui nous fait perdre tout repère. C’est pourquoi nous nous agrippons si fort au corps de l’amant, car nous y voyons la possibilité de sauver notre peau, d’empêcher le sol de se dérober sous nos pieds. Avec la force tranquille qui emporte la déferlante, Mathieu Rolland prend le risque de nos amours impossibles.

  • 1. Peter Brook, L’espace vide, Paris, Seuil, coll. «Points», 2003, p. 25.
Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Mathieu Rolland
Montréal, Boréal
2020, 176 p., 20.95 $