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La mémoire et la mère

La perte de la mémoire représente sans conteste l’une des fins de vie les plus difficiles à accompagner. La chanson de ma mère aborde le sujet de vive et touchante façon.

Thématique·s
Poésie

La perte de la mémoire représente sans conteste l’une des fins de vie les plus difficiles à accompagner. La chanson de ma mère aborde le sujet de vive et touchante façon.

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Les lecteurs connaissant le travail d’Alain Larose savent qu’une comparaison de son écriture avec celle de Patrice Desbiens est évidente, tant dans la manière que dans les sujets du quotidien. Or, si Desbiens navigue sur le cruise control à raison d’un recueil annuel ou bisannuel depuis toujours ou presque, Larose se fait nettement plus sporadique. On doit à Moult éditions et à sa collection «Critures» les trois recueils de Larose: Harikots (2009), suivi du superbe Poèmes pour Pierrette (2012) puis de La chanson de ma mère, paru ce printemps.

Comme la production de Desbiens de la dernière décennie, les deux premiers livres de Larose sont des florilèges de poèmes, des recueils de brèves pièces vagabondes qui illuminent les recoins négligés des moments que nous habitons. Le Larose nouveau rompt avec cette poétique du bouquet et propose un recueil explorant le thème familial et plus ficelé conceptuellement que les précédents. Ainsi que son titre le suggère, La chanson de ma mère est une ballade, un country-blues plus précisément, à propos de la mère et de la mémoire. Le poète de Québec relocalisé au Lac-Saint-Jean signe-t-il là son Pépin de pomme sur un poêle à bois?

Les drames ordinaires

Le recueil s’ouvre sur un exergue réjouissant, citation proverbiale du boxeur poids plume Willie Pep (1922-2006): «La première affaire à partir, c’est tes jambes. Après ça, tes réflexes. Après ça, tes amis.» (Juste pour le plaisir, une autre perle de Pep: «Étends-toi par terre que je te reconnaisse.») Au-delà du comique, l’exergue annonce également le drame des poèmes: la mort lente à venir, la maladie, les facultés et les souvenirs qui s’enfuient. Portés par une langue simple mais jamais prévisible, les poèmes de Larose sont doux-amers, travaillés d’une syncope discrète et riche d’évocations faites de presque rien. Et si certains vers nous arrachent des sifflements d’admiration, ceux-ci résonnent à travers un silence non pas lourd mais grave, à la manière d’un frigo qui s’éteint et redonne au silence la puissance du vide créé.

C’est la vie courante, meublée d’événements aux antipodes du spectaculaire et ponctuée de tragédies ordinaires que s’attache à observer le poète, souvent à l’insu de la vie elle-même. Au cœur de cet album de famille, la mère et le fils se rejoignent, absents ensemble et, comme on le découvrira, la mère de plus en plus absente à elle-même:

de la table où je suis assis
ma mère me tourne le dos
à l’évier
et lave
de la vaisselle
déjà propre
je la regarde faire
je la regarde en train
de ne pas se voir faire

Ces scènes sont marquées d’une grande tendresse, celle du partage du silence, de la présence habituée, de la chaleur des liens: «nous sommes/tous les deux/en vedette/dans une/vieille/vue d’amour/muette».

Mais les silences n’ont pas toujours été, semble-t-il, et même les vies les plus tranquilles connaissent les douleurs et les deuils. Un épisode en particulier, celui de «la Chevrolet de Michel/[qui] est rentrée dans l’arbre», témoigne de souvenirs qui marquent à jamais, qu’on voudrait enfouir, mais dont on regretterait l’amnésie à mesure que «des visages s’effacent» et que «[l]es photos/sur le mur/la regardent/de moins en moins». Et si les mauvais souvenirs étaient les derniers à nous quitter, nous hantaient jusqu’à la fin?

Venter à arracher des têtes

Peu à peu le silence se charge d’angoisse, comme un bruit blanc se substituant au calme, et le «vent dément» (à qui est dédié le livre) fait son apparition. Non pas un principe vivant qui anime les êtres, le vent, ici, est celui de la confusion, vent qui rend sourd ou qui rend fou: «Même/la télévision/parle trop vite/comme un encanteur/liquidant/ce qu’un vent dément/n’a pas dispersé».

Le ciel prépare sa dernière nuit. Une chatte veut sortir dehors et les oiseaux écoutent, à la fois sereins et inquiets, «calmes/et nerveux/comme des petits vieux/dans une balançoire/après souper». Suivront des poèmes très émouvants, scènes d’hôpital, de mémoire à zéro, de paniques confuses et de silences interrompus par des cris. L’heure approche: «ses morts rient/en jouant aux cartes/sous la terre//tout son monde est là//ça sera bientôt/ à son tour/à brasser».

Et à la toute fin, le départ de la mère est vécu de manière aussi ténue que sa vie semble avoir été: «j’ai lâché/sa main tiède/comme un fauteuil». C’était cela, c’est terminé, et aussitôt on se prend à avoir peur de l’oublier. Le fils est laissé à ses souvenirs muets, laissé à relire quelques anciens carnets de notes dérisoires et à fredonner une chanson, un air doux qui rassure, qui reste. ♦

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Alain Larose
Québec, Moult éditions
2018, 58 p., 15.00 $