Aller au contenu principal

La lucidité des filles tristes

La lucidité des filles tristes

Ce roman posthume prolonge l’ambitieuse entreprise littéraire de Louky Bersianik en s’attaquant aux dynamiques de pouvoirs qui, dans la vie comme dans la langue, scellent trop souvent le destin des femmes.

Thématique·s
Roman

Ce roman posthume prolonge l’ambitieuse entreprise littéraire de Louky Bersianik en s’attaquant aux dynamiques de pouvoirs qui, dans la vie comme dans la langue, scellent trop souvent le destin des femmes.

Thématique·s

Dans un article hommage publié ce printemps dans la revue Nouveau Projet, Lucie Joubert réaffirmait l’actualité du célèbre roman L’Euguélionne (1976), considéré comme la première fiction féministe québécoise, dans lequel Louky Bersianik dresse, à travers le regard d’une créature extraterrestre tout juste arrivée sur Terre, le portrait d’une société entièrement régie par le pouvoir patriarcal. La publication d’Eremo, texte posthume à saveur autofictive, présenté comme le deuxième tome des Inenfances de Sylvanie Penn, à la suite du roman Permafrost (Leméac, 1997), incite également à redécouvrir — ou à découvrir — cette autrice phare dont l’écriture au style à la fois baroque et indémodable allie avec une inventivité rare l’humour, le sens de l’anecdote et la réflexion politique.

Résistance lacrymale

Le récit s’ouvre sur un passage, traduit librement par Bersianik, du guide fantastique Fearsome Creatures of the Lumberwoods de William T. Cox consacré au squonk, une créature hideuse reconnue comme « le plus malheureux des animaux » et pour sa capacité à se dissoudre dans ses propres larmes lorsqu’elle se sent menacée. Cette référence placée en exergue, en plus d’installer l’atmosphère fantasmagorique de l’œuvre, préfigure d’une certaine manière la trajectoire de la jeune protagoniste. Eremo raconte le passage traumatique d’une fillette de huit ans, Sylvanie Penn, dans un pensionnat catholique où ses parents l’ont envoyée, vers la fin des années 1930. Toujours avec une pointe d’humour et d’ironie que rend possible le regard naïf de l’enfant, sont mises en scène l’hypocrisie malsaine des amitiés entre jeunes filles, la cruauté des sœurs qui exhibent publiquement les sous-vêtements rapiécés oubliés dans les dortoirs, « injectent la peur » aux pensionnaires en leur répétant que les plaisirs charnels sont toujours punis par le courroux divin, et les incitent à l’abnégation en rappelant « qu’il importe d’être la victime si l’on veut vaincre la colère du démiurge ».

Dans cette sorte d’antiroman d’apprentissage, Sylvanie fait ainsi l’expérience d’un milieu social hostile où prévaut une morale impitoyable, où la privation et la honte sont récompensées. Passionnée par les livres, animée par un sens aigu de la justice et de l’égalité, éprouvant ses premiers émois amoureux tantôt pour son amie Alix, tantôt pour l’énigmatique Clovis, elle est confrontée à une série de désillusions, et constate l’impossibilité, pour les femmes intelligentes et désirantes, de faire leur place dans le monde. Dans le couvent nommé Eremo — appellation latine qui signifie « désert » —, les torrents de larmes que verse Sylvanie, véritable so sad girl avant l’heure, apparaissent comme son seul pouvoir de refus, la seule contestation possible face à l’aridité de son quotidien.

Les mots du pouvoir

Eremo est rédigé dans une langue ludique, truffée de jeux de mots et de double sens. Par exemple, deux personnages de religieuses qui se complètent dans leurs propensions respectives à l’humiliation et à la soumission maladive sont dénommées Sado et Maso, et la petite Marie-Ambre, qui ne sourit jamais, devient par moments Marie-Ombre. Ces effets de style ne servent toutefois pas que des fins comiques ou esthétiques. Avec ce dernier roman, Bersianik poursuit le travail de réflexion sur la langue française — sur ses tendances normatives et sur la minorisation du genre féminin qu’elle perpétue — entamé dans L’Euguélionne et dans plusieurs autres de ses œuvres. La perspective de l’enfant qui apprend le langage des grands permet de tisser des liens inattendus, de relever des absurdités et des biais que renferment les mots et les expressions courantes. Ainsi Sylvanie se trouve-t-elle déroutée en constatant que « les plaisirs de la chair » peuvent désigner à la fois son goût pour les plats de viande et le désir naissant que lui inspire sa jolie camarade de classe. Elle remarque avec désarroi que le prénom de son frère Alexandre renferme la locution latin lex — la loi — comme si une autorité lui était à priori conférée.

On assiste ainsi, au fil du récit, à une prise de conscience féministe qui s’effectue à travers l’analyse des mots, des rapports de force que ceux-ci véhiculent souvent sans même qu’on s’en rende compte. Les observations qui émergent de ce processus réflexif donnent parfois à sourire par leur caractère inusité, mais leur portée critique devient de plus en plus prégnante au fil du roman. Si les premières parties explorent les malaises et les paradoxes avec une certaine légèreté, sans les démonter ni s’y attaquer de front, les derniers chapitres — particulièrement éloquents — laissent entendre une indignation inextinguible et porteuse d’agentivité comme on en lit peu — peut-être trop peu — dans la littérature contemporaine. Le récit s’achève sur une conclusion libératrice qui vient rappeler le potentiel émancipateur de l’écriture : forte des « coalitions intérieures qui se soud[ent] secrètement au plus profond d’elle-même » et avec « Le petit Larousse illustré en noir et blanc […] pour seule arme », Sylvanie affirme finalement sa volonté de se soustraire à l’autorité, de partir en quête de nouveaux mots « invisibles parce que pas encore inventés » avec lesquels elle pourra enfin dire sa révolte. ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Louky Bersianik
Montréal, Remue-ménage
2019, 134 p., 18.95 $