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La littérature vivante

La littérature vivante est celle qu’on lit, qu’on analyse – mais aussi celle qu’on transmet.
C’est en enseignantes autant qu’en lectrices, en pédagogues attentives à leur public, qu’Amélie Paquet et Julie Boulanger brisent le silence auquel sont encore trop souvent réduites les femmes dans l’histoire littéraire.

Essai

La littérature vivante est celle qu’on lit, qu’on analyse – mais aussi celle qu’on transmet.
C’est en enseignantes autant qu’en lectrices, en pédagogues attentives à leur public, qu’Amélie Paquet et Julie Boulanger brisent le silence auquel sont encore trop souvent réduites les femmes dans l’histoire littéraire.

L’anecdote est connue: si vous enseignez un cours de littérature dont le corpus se compose entièrement d’œuvres de femmes, c’est un cours de littérature des femmes. Mais si vous enseignez un cours dont le corpus émane uniquement d’hommes, c’est un cours de littérature.

Le bal des absentes, c’est d’abord un blogue, conçu et alimenté par les enseignantes de cégep et compagnes de vie Julie Boulanger et Amélie Paquet (je le signale parce qu’elles le mentionnent sans ambages et que la tendresse du partage complice n’est pas étrangère à leur écriture). Depuis 2015, ce blogue existe afin de créer un espace de résonance pour leurs réflexions sur la littérature, sa transmission en salle de classe, et le militantisme encore nécessaire pour faire figurer des auteures dans les programmes de lecture. «Tout se passe comme si faire lire des femmes exigeait toujours un effort supplémentaire et impliquait un engagement compromettant.» L’essai croise des lectures d’œuvres audacieuses avec des récits d’enseignement non moins périlleux. En effet, la profession d’enseignant place chaque jour celles et ceux qui l’exercent devant une grande vulnérabilité — celle de leurs élèves (surtout dans la catégorie d’âge concernée par le cégep) mais aussi la leur.

Les deux auteures sont prêtes à assumer ce risque, à en faire état ouvertement: «À partir du moment où on conçoit l’enseignement comme un espace de réflexion et de création, on est voué à y aller par essais et erreurs.» L’ouvrage prolonge cette quête tâtonnante et foncièrement honnête en revenant sur les moments de joie comme sur les désarrois suscités en classe par la rencontre des œuvres littéraires.

Un manifeste inspirant

Dans une maquette claire et aérée, chacun des textes de ce recueil se lit comme un billet, mêlant analyse de texte, anecdotes à propos de sa réception en classe, réflexion sur les préjugés qui entourent encore les représentations non canoniques de sujets femmes auteures ou personnages, critique de «l’excuse historique» de leur absence de nombreuses anthologies, et regard social sur les inégalités entérinées voire engendrées par l’école. L’ouvrage devient ainsi un plaidoyer pour la littérature qui, parce qu’elle permet de s’exposer «au risque d’être bouleversé», «aide à vivre», tandis qu’il demeure vrai que «la connaissance des mots donne la confiance nécessaire à la conquête de sa liberté».

Les préoccupations récurrentes de l’ouvrage font état d’une éthique pédagogique rafraîchissante, qui s’inscrit en faux contre un certain enseignement blasé consistant à rire de ses propres élèves en partageant leurs «perles» sur les médias sociaux: «À mon avis, les enseignant·e·s pillent cet espace sacré en partageant les erreurs des étudiant·e·s. Ils font preuve aussi d’un non-respect étonnant pour le processus d’apprentissage.» Les deux enseignantes défendent des œuvres fortes qui susciteront en classe des dialogues riches et ouverts, à même d’interpeller les étudiant·e·s et de révéler des interprétations non préalablement scriptées, même s’il leur faut parfois pour cela faire preuve d’un certain courage. Ainsi, au sujet de Mettre la hache de Pattie O’Green, «Julie» (chaque texte est simplement signé par le prénom de son auteure) écrit: «Il ne fallait donc pas juste que je croie en la légitimité d’enseigner ce texte: il fallait aussi que je sois capable de le porter.»

Si l’enseignement des textes de femmes est le combat le plus apparent du livre, c’est cette qualité d’engagement dans le métier de transmettre qui lui confère toute sa mesure et sa plus grande force. Car partant d’enjeux féministes, il les dépasse au profit d’un enjeu social plus large, lorsqu’il s’agit d’apprendre à lire à tous ses élèves: «J’ai trouvé quelques phrases magnifiques, justes et habiles, qui montrent comme on perd tous au change lorsque trop de gens restent silencieux.»

Le féminisme de l’ouvrage le conduit ainsi à faire de la place à toutes les voix, le livre témoignant lui-même au final, à l’instar de celle qu’il découvre sous la plume d’étudiant·e·s, «de cette intelligence libre qu’on a tendance à sous-estimer ou à ignorer», et qui est pourtant celle qui nous permet de penser.♦

Auteur·e·s
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Julie Boulanger, Amélie Paquet
Montréal, La Mèche
2017, 288 p., 29.95 $