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La littérature est injuste

La littérature est injuste

J’ai hésité à écrire sur Animalis parce que je craignais l’injustice d’un coup de gueule. Mais le verdict est tombé: tout ne peut pas passer sous couvert de camouflage.

Essai

J’ai hésité à écrire sur Animalis parce que je craignais l’injustice d’un coup de gueule. Mais le verdict est tombé: tout ne peut pas passer sous couvert de camouflage.

Le critique qui refuse de trouver dans un livre autre chose que la raison de ses propres humeurs me rebute. Celui qui, par un mélange méprisable de leçon et de morale, s’arroge le droit de destituer une œuvre m’ulcère. N’y a-t-il pas trop d’occasions au quotidien pour la paresse et la mauvaise foi? Trop de grossièreté et de bruit déjà pour ne pas tenter de prendre le parti du soupir, du délicat… de ce qui est sourd dans la voix? À la fluctuation du temps et des opinions à la mode s’opposent une certaine famille de livres qui plaisent parce qu’ils correspondent, par une géographie singulière, aux attentes du genre, mais surtout, de manière plus insidieuse, aux vérités mièvres qui fondent le consensus.

Le problème

Animalis n’est pas mièvre. Ses avenues sont tenues par une affection profonde pour la vie sauvage et domestique; le mystère de ce qui est à la fois vaste, sombre, grouillant, velu, visqueux voire familier dans sa diversité. L’indignation par laquelle Claire Varin signe les premières lignes ne perd d’ailleurs pas de ses plumes. Je dirais même qu’elle atteint, par intervalles, quelques fins sommets. Or, le problème avec les sommets, c’est la pente abrupte. Pas celle que Sisyphe est condamné à remonter, mais celle qu’ignore Icare quand, confiant, ivre de son privilège, il cherche à braver, et la mer, et le soleil.

Je vis en banlieue mais je n’ai pas de barbecue, pas de piscine, pas de téléviseur, pas de cellulaire, pas d’argent, pas de «sacoche», pas de maux de tête […]. Lorsque j’écris, je suis assise sur la pointe de l’iceberg. Parfois des rayons me réchauffent, mais en général je gèle et me sens seule quoique je vive avec un homme […].

Le problème n’est pas une question de talent dans l’écriture, mais dans ce qui réside ici entre crochets. Dans l’omission que je tiens à faire de certains raccords qui me paraissent… tirés par les cheveux. Et n’allez pas croire à la censure. C’est une affaire d’espace.
De priorités.

Le vrai problème

Le problème qui semble le plus grave est celui qui se crée (par accident?) soit dans le détour de certaines phrases racoleuses, soit dans ce qui se dit à la légère et qui, fausse note, écorche l’oreille. On n’a probablement pas bien lu, pas compris. On relit après s’être frotté les yeux, cherchant à effacer l’image: pas pour chasser l’inconfort (on en a vu d’autres), mais pour faire l’effort de comprendre ce qui peut soutenir de tels glissements entre, par exemple, des questions égoïstes de patrimoine et la perpétuation infâme d’injustices mondiales, la vision d’animaux en cage et une certaine communauté de femmes. J’hésite vraiment, en écrivant ces lignes, à mentionner la mise en perspective des animaux du zoo de Granby et d’«une survenante en burka assise dans le petit train en circulation autour du site». Varin écrit: «Une femme dans la prison de son vêtement contemple des êtres confinés.»

Certains diront que c’est un détail. Que de relever cette image qui ne se déploie (heureusement) qu’en deux ou trois phrases est une lecture injuste, décontextualisée peut-être, d’un essai qui comporte une véritable réflexion critique sur de sérieux enjeux: le végétarisme, la torture des animaux à travers le monde. Mais justement, ce n’est pas un détail. C’est l’épine dans le pied. Ce qui jette une ombre sur tout l’ancrage littéraire de cet essai qui passe pourtant par un réel travail de lecture, d’incorporation, de citations d’écrivains et d’écrivaines importants. L’aura de Clarice Lispector, l’autorité de Duras. Zola, Voltaire. Comme si les plus grands s’étaient tous, de près ou de loin, prononcés sur les secrets du règne animal. Mais la filiation ne suffit pas pour qu’on passe l’éponge sur l’absence ici de ce qui se distingue en littérature: l’attention au petit, au plus fragile, à la nu-an-ce. À ce qui, de la marge, nous fait prendre la mesure de notre propre incohérence.

L’éponge épongée

J’ai terminé Animalis un matin où j’allais présenter un atelier à des étudiantes de diverses communautés culturelles qui s’intéressent au français dit québécois. Ma tâche: expliquer certaines expressions «typiques» comme se sucrer l’bec ou, justement, passer l’éponge. Chaque fois, je réalise qu’enseigner comme écrire ou apprendre une langue étrangère, c’est être un loup sans sa meute. Accepter que la mutualité puisse être repensée. L’ordre déstabilisé. Certains disent que c’est naturel, mais l’effort doit être constant. Au même titre que l’oreille qui s’attarde au non-dit ou l’œil qui cherche dans le noir le secret même de la nuit pour l’écrire, il doit forcément y avoir un temps, dans la réflexion, pour se syntoniser avec le monde.

Alors, se sucrer l’bec, ça passe. Mais passer l’éponge, faut accepter le travers. Ce matin-là, je leur ai donc dit, comme à moi-même: ne pas faire preuve de rancune, ne pas rester dans le conflit.
To move on. ♦

Auteur·e·s
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Claire Varin
Montréal, Leméac
2018, 120 p., 14.95 $