Aller au contenu principal

La hantise des lilas

Qui n’a jamais entendu murmurer, au sujet d’une demeure laissée à l’abandon: «Il s’est passé des affaires bizarres dans cette maison-là. Le monde dit qu’elle porte malheur»?

Littératures de l'imaginaire

Qui n’a jamais entendu murmurer, au sujet d’une demeure laissée à l’abandon: «Il s’est passé des affaires bizarres dans cette maison-là. Le monde dit qu’elle porte malheur»?

Dans son troisième livre, la journaliste Katia Gagnon aborde le thème classique des fantômes qui habitent entre des murs délabrés, captifs d’un passé violent. Ceux qui croient aux ectoplasmes (ou qui narrent leurs histoires) affirment que les morts s’accrochent davantage aux lieux tragiques. Comme si le poids de souvenirs pénibles, de secrets inavouables, ancrait de force les spectres dans le sol foulé leur vie durant.

Rang de la Croix se déploie autour des réminiscences d’événements qui ont ébranlé une habitation, décennie après décennie: «Il y a eu plusieurs tragédies, dans cette maison-là. C’est comme si le sort s’acharnait sur la bâtisse.» Le terrain, l’un des plus anciens lots défrichés dans cette zone du Témiscouata, est aussi important que la construction elle-même. Une croix de chemin est d’ailleurs érigée sur «ce premier rang arraché à la forêt» (qui porte aujourd’hui le toponyme beaucoup moins évocateur de «route 232 Est»). Le nom de l’ancienne voie de circulation, qui donne son titre à l’ouvrage, témoigne d’un thème phare qui traverse l’ensemble des sections: la religion.

Porter sa croix

Les cinq parties du récit, ingénieusement présentées à rebours, s’étalent de 1904 à 2014. Au début du XXe siècle, Élizabeth et Chrysostome Beaulieu s’établissent sur ce territoire où tout est à construire, pour fuir le jugement de leurs proches et de l’Église. En effet, Élizabeth est tombée enceinte avant l’officialisation de leur union. En s’éclipsant dans une région peu habitée, le couple espère s’épargner les médisances et recommencer à neuf. Ce souhait de renaissance est partagé par les protagonistes des autres sections, dont Marjolaine qui, en 1964, quitte le couvent pour la résidence familiale afin de veiller son père agonisant, Chrysostome. Également enceinte hors mariage, la jeune femme s’était cloîtrée chez les religieuses pour expier ses prétendues fautes.

Dix ans plus tard, Michèle, en dépression post-partum, peine à aimer son enfant tandis que son conjoint, Serge, se livre à des jeux érotiques avec… un spectre de la demeure du rang de la Croix! Il se questionne: «De quoi cette maison aurait-elle l’air si elle était une femme?» Et il y a Thérèse, personnage clé de l’œuvre, belle-fille d’Élizabeth, mariée avec son fils chéri, Antonin. Élizabeth adore celui-ci: il cannibalise son amour au point que n’en subsistent que des débris pour ses autres enfants. Pour Élizabeth, son Antonin est un ange à qui elle a donné naissance, et c’est autour de cette fixation sacrée que sa chute va se préparer… entraînant avec elle Thérèse, mère criminelle qui tentera de noyer sa descendance. Car, à sa sinistre manière, la maison materne.

Au creux des gravats

Les fantômes qui peuplent ces pages se contentent généralement de se livrer à des manifestations spectrales traditionnelles, comme faire bouger une chaise berçante inoccupée. L’attrait de cette intrigue aux accents feuilletonnesques ne réside pas dans le fantastique, assez prévisible (la fin est à l’avenant), mais dans les rapports filiaux. L’écrivaine possède un talent de conteuse saisissant pour présenter des scènes familiales vivantes, intimistes, «à l’ancienne». Ses personnages sont denses, et nous avons presque l’impression de sentir leur souffle s’échapper de la reliure. L’amour de la fratrie, des ancêtres, est communicatif, et il n’est pas surprenant d’apprendre que Katia Gagnon s’est inspirée d’éléments autobiographiques pendant l’élaboration de Rang de la Croix (elle dédie d’ailleurs sa plus récente publication à sa mère).

En revanche, l’ambiance fantastique est terne, exsangue. Et pourtant, la quatrième de couverture promet un «roman sombre, aux tonalités fantastiques et au suspense haletant». L’écriture est en partie responsable: maîtrisée mais plutôt sage. Il y a un net décalage entre ce qui est raconté (les faits sont objectivement cruels: une tentative d’étranglement, par exemple) et la façon délavée de narrer: «Thérèse tenta dans un sursaut désespéré d’écarter les mains de son cou, mais elle n’y parvint pas. Elle s’écroula.»

Et les spectres sont trop omniprésents dans l’intrigue pour être relégués à ce traitement périphérique, trop gentil. La mort est après tout l’un des moteurs de l’histoire et, à maintes reprises au cours de ma lecture, j’ai trouvé dommage que l’on distingue le vieux puits, mais que l’on n’y descende jamais. Par pudeur? Celle-là même qui pétrifie plusieurs des personnages de Rang de la Croix? Peut-être.

Faire corps avec la charpente

Rang de la Croix devrait plaire aux lecteurs de romans historiques qui relatent les infortunes d’une lignée. D’un grand humanisme, le livre de Katia Gagnon (écrivaine que je relirai certainement) nous ramène aux maisons abandonnées de l’enfance, tout en haut de la colline: ces ruines lumineuses, à ciel ouvert, où croissent les lilas. ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Katia Gagnon
Montréal, Boréal
2019, 360 p., 27.95 $