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La grosse femme d'en face

L'échappée du temps

Personne jusqu’ici n’avait jamais osé rassembler et publier Popeline, l’étonnant feuilleton que rédigea pendant près de quatre années le sulfureux Adrien Arcand. Cette œuvre de fiction, écrite dans une langue populaire et moderne, constitue pourtant un sommet du genre au Canada français d’avant la Révolution tranquille.

Journaliste, Arcand bataille dans les années 1920 en faveur de la reconnaissance du syndicat du quotidien La Presse. La direction ne goûte pas ses initiatives en la matière et a bien l’intention de l’expulser. Même l’intervention de l’archevêque de Montréal en faveur du syndicat n’y changera rien. Au début de 1929, Arcand se retrouve à la rue.

Furieux contre La Presse, il va s’employer à lancer, avec le fils d’un imprimeur, un journal satirique baptisé Le Goglu. Quel est le programme de cette publication? À lire les premiers numéros, force est d’admettre qu’il n’y en a guère, si ce n’est celui de voir à railler La Presse. D’autres perspectives que celles-là vont cependant bientôt germer dans ces pages. Au Goglu, Arcand va en tout cas faire presque tout, y compris rédiger ce feuilleton intitulé Popeline. Jusqu’au numéro daté du 10 mars 1933, il y développe, semaine après semaine, dans une langue populaire parfaitement maîtrisée, un portrait du Montréal du temps, un des meilleurs jamais publiés dans la presse québécoise.

Le feuilleton est un genre bien sûr ancien. En France, Émile de Girardin l’a popularisé pour démultiplier les tirages. Ces romans à suivre deviennent des arguments de vente. Les plumes de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas, de Balzac, de Lamartine, de George Sand et d’Eugène Sue vont toutes se prêter au genre. Lorsque Arcand lance son feuilleton à Montréal, la formule apparaît déjà vieille, mais elle est toujours utile pour fidéliser des lecteurs.

Au début des années 1970, l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu, alors jeune éditeur au Jour, maison dirigée par Jacques Hébert, avait vu un grand intérêt dans ce feuilleton oublié. Il s’agissait à son sens d’une anticipation du joual des années 1960: cette affirmation nationale exprimée en littérature par l’usage d’une langue populaire à laquelle vont être associées les œuvres de Michel Tremblay, Jacques Renaud, Gérald Godin et de plusieurs autres. VLB envisagea de reprendre cette œuvre d’Arcand, décédé en 1967, mais le projet n’aboutit pas.

Dans L’humour au Canada français publié en 1968, Adrien Thério arguait que le phénomène du joual ne tenait pas à une période précise d’affirmation puisque l’œuvre d’Arcand montrait qu’elle avait des racines littéraires plus profondes dont on trouverait sans doute d’autres traces. Arcand déclarait en tout cas en 1965 que le journaliste Louis Francœur, le médecin-diplomate Philippe Panneton, connu en littérature sous le nom de Ringuet, et lui-même devaient se voir reconnaître un titre de paternité dans cette façon d’errer dans les entours de la langue populaire québécoise à des fins littéraires.

Grosse femme

Un monde populaire

Autour des jumelles Dubois, Popeline et Flanelette, Arcand dessine les traits des classes populaires des années 1930. «Ben quoi ce que c’est qu’à mange, la grosse femme d’en face?», demande Sirop, le personnage avec lequel, au fil des épisodes, se confond le plus la voix d’Arcand lui-même. «T’a qu’a ouerre» — et on le voit bien — Arcand connaît très bien le monde populaire, ses goûts, ses tours d’esprit. Ce monde aime les beignes et «la crème fraîche à mottons», «l’bésebâle», les grands magasins à rayons, la lutte et les courses cyclistes présentées au Forum, le jazz, la danse, les restaurants chinois, les jeux de hasard, les cinémas.

La forte présence de l’anglais dans cette société n’est pas cachée mais mise à profit. Les mots anglais se métamorphosent ainsi en des graphies françaises inventives qui ne sont pas sans faire penser à celles qu’emploiera ici et là dans son œuvre Jacques Ferron. On y voit par exemple Gary Cooper sur «le stètze», une moto «saille-car», une soupe «bien spaïcée». Comprenez-vous bien? «Shoure!»

Montréal, du moins au début de ce feuilleton, est présenté telle une agréable cité cosmopolite et heureuse. C’est une ville aux «vitrines miroitantes d’illuminations», avec ses affiches et ses panneaux-réclames aux millions d’ampoules électriques qui, «malgré tout ce qu’écrit La Presse, font l’éblouissante beauté de Montréal la nuit, comme à New York, comme à Paris». En date du 11octobre 1929, Arcand chante encore la beauté de la diversité dont témoigne cette ville:

Les restaurants, les magasins, les trottoirs, les tramways remuaient partout d’une foule grouillante, animée, vivante, pittoresque. Toutes les langues s’y parlaient, tous les caractères s’y manifestaient. Et on lisait la gaieté et la joie sur toutes les figures. Car, le soir, la foule montréalaise trahit plus qu’ailleurs l’insouciance du lendemain, dans ces heures où la journée est déjà oubliée, où les machines des ateliers et des usines dorment dans leur huile, où les collecteurs de comptes eux-mêmes sont au repos, où les patrons, même quand on les rencontre, sont comme les passants ordinaires et ne peuvent donner d’ordres.

Les images dans Popeline sont souvent fortes. Ainsi le personnage de Sirop se met-il «à pleurer des larmes qui, après avoir roulé sur ses joues, tomb[ent] sur le tapis en boulettes de boue claire»; ce qui donne à la fois une idée de la détresse du personnage et de l’état de malpropreté de ses vêtements. Mais le ton d’Arcand va changer à mesure que ce monde populaire qui constitue le centre de son attention se trouve accablé par la crise économique consécutive à l’effondrement des marchés boursiers de l’automne 1929.

L’autre versant

Dans ses Vies des douze César, l’historien romain Suétone, né au premier siècle après Jésus-Christ, raconte la vie de l’empereur Caligula, réputé comme on le sait pour être un monstre cruel et sanguinaire. Suétone en parle pourtant en des termes particulièrement élogieux. Après quelques pages sur ce ton, Suétone s’arrête tout net. Et il écrit ceci: «J’ai parlé jusqu’ici d’un prince; je vais maintenant parler d’un monstre.» On pourrait en quelque sorte décrire Adrien Arcand et son feuilleton de la même manière.

Devant la crise, Arcand ne trouve rien de mieux pour expliquer la détresse du monde ordinaire que de croire qu’elle est tout bonnement imputable à une portion de l’humanité — minorité réduite, aux fins de ce délire, à un invariant anthropologique. Cette haine des Juifs, poussée très loin du côté de l’affabulation, fait dériver assez vite ce roman-feuilleton. Bientôt, pas un seul épisode ou presque de Popeline qui ne serve à propager la détestation des Juifs. Le message antisémite finit par être omniprésent dans les dialogues. Dans l’épisode du 18 mars 1932, Popeline affirme ceci pour qu’on ne s’y trompe: «Qu’y s’imaginent pas qu’on les aime plus ici qu’en Allemagne, ces Juifs-là.»

Aussi n’est-ce pas tout à fait une surprise de voir que ce feuilleton oublié a finalement été republié à l’enseigne de Jonas De Geer, un éditeur suédois d’extrême droite connu en Europe pour ses prises de position ultranationalistes et son catholicisme étroit. La page d’accueil du site internet de l’éditeur, Reconquista Press, donne d’ailleurs bien le ton. Elle présente un Christ en croix au pied duquel est posé un revolver Smith & Wesson…

La préface de cette édition inattendue de Popeline est signée Rémi Tremblay qui est, depuis 2013 dit-on, le porte-parole de la Fédération des Québécois de souche (FQS) et aussi le rédacteur en chef d’Harfang, le magazine de ce groupe opposé à toute immigration, au nom d’une inquiétude de tous les instants pour l’avenir de l’homme blanc, conjuguée avec un discours hostile au féminisme. Ce Tremblay serait en vérité un pseudonyme utilisé par plusieurs acteurs de la FQS qui ont fait de ce nom générique une marque qu’ils déploient dans divers médias américains et français de la droite radicale, dont EuroLibertés, le quotidien Présent et Alternative Right.

En 1937, quatre ans après la fermeture du Goglu, Arcand est désormais connu à titre de chef du Parti national social chrétien, un parti pénétré par l’idéologie nazie, mais au nom de l’affirmation de l’Empire britannique et de la promotion de la monarchie. Pour vivre, Arcand travaille au quotidien L’Illustration et propage librement le soir ses idées politiques dans diverses feuilles, dont Le Fasciste canadien.

Les personnages de Popeline, Arcand va tenter en 1937 de les ressusciter pour faire à nouveau la promotion de ses idées. Ce nouveau feuilleton, publié dans les pages du journal Le Siffleux, a pour titre Le corset du mystère, clin d’œil manifeste à La clé du mystère, pamphlet antisémite de son cru qui sera largement diffusé à l’étranger. Lorsque Louis-Ferdinand Céline, très sensible à cette littérature délirante, s’embarque au printemps 1938 sur un bateau à destination de l’Amérique, il souhaite de tout cœur y rencontrer Adrien Arcand. Céline le verra en effet, vêtu d’un uniforme bleu, au milieu de dizaines d’hommes et de femmes affublés eux aussi d’une croix gammée, cette araignée déjà gorgée de sang. Mais pour Céline, qui craignait qu’Hitler ne soit trop conciliant avec les Juifs, ce n’était pas encore assez de haine en promesse…♦

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