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La Dame dans les nuages

Ne pas se taire

«Car c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard aussi qui peut les libérer.»

— Amin Maalouf, Les identités meurtrières

Quand j’étais petite, il y avait à la télé une émission pour enfants au cours de laquelle une jolie dame très douce, assise en tailleur dans les nuages, faisait faire je ne sais plus quelle activité apaisante aux enfants le samedi matin… Yoga? Méditation? Exercices de respiration? Un mélange de tout ça? Je ne sais plus, mais ce dont je me souviens parfaitement, c’est qu’à la fin, elle disait toujours au revoir à son auditoire en déclinant trois ou quatre prénoms de garçons et de filles, jamais les mêmes.

Au revoir Julie, au revoir Mathieu, au revoir Lucie, au revoir Caroline, au revoir François, au revoir Sonia, au revoir Victor.

Inutile de dire qu’elle n’a jamais prononcé le mien.

Et inutile de dire qu’aujourd’hui, en 2021, il y aurait de très bonnes chances pour que la Dame dans les nuages salue d’un «Au revoir, Mélikah», à la fin de son émission, avec un tas d’autres prénoms aussi «exotiques» que le mien. Il y aurait même une sorte de surenchère du prénom «exotique». Elle en dirait tellement que les prénoms «ordinaires» qui prenaient toute la place dans les années 1970 se retrouveraient soudain en minorité. Au revoir Kesha, au revoir Mélikah, au revoir Rima, au revoir Walid, au revoir Tran, au revoir Martin.

Sans doute que la Dame dans les nuages originale aurait perdu son boulot, d’ailleurs – car nous avons progressé en matière de diversité, mais pas contre l’âgisme –, et que la Dame dans les nuages originale aurait vieilli. Peut-être même qu’elle aurait été remplacée par «un représentant de la relève de la diversité», assis en tailleur dans le ciel.

On en parlerait dans les médias et on en ferait toute une histoire.

D’un côté, on s’en féliciterait, on saluerait l’effort, on appellerait à continuer en ce sens, parce qu’il y aurait encore beaucoup de boulot, mais on dirait: «Ouf, enfin! Mieux vaut tard que jamais!»

De l’autre, on pousserait des cris d’orfraie devant cette «tyrannie des mino-
rités».

Moi, si j’étais enfant en 2021 plutôt qu’en 1976, trop petite pour comprendre tout ça, je serais probablement juste contente que la Dame dans les nuages ait pensé à moi.

Mais moi, adulte en 2021, je me connais, et je sais que j’éprouverais un malaise devant le côté ostentatoirement vertueux de ce choix. Je sais d’une certitude intime et inébranlable qu’au lieu de me réjouir de ce progrès en matière de représentation de la diversité dans la fiction télévisuelle, toute cette histoire me tomberait sérieusement sur les nerfs. Et que ce serait plus fort que moi.

Je me moque un peu de moi-même, pour tenter de prendre du recul, pour envisager le tout avec une distance chaplinienne. Pour mieux comprendre.

J’essaie de garder la tête froide et parfois, avec d’autres amis «de la diversité», nous nous moquons gentiment. Mais au fond, nous sommes plusieurs à ressentir un malaise. Un malaise dont il n’est pas toujours bien vu de parler, même quand vous faites partie des personnes directement concernées.

Car voyez-vous, critiquer la vertu n’a pas bonne presse. Même quand on a le sentiment que cette vertu n’est qu’étalage, surface, ostentation. Même quand on craint le jour où il y aura retour du balancier et où tous celles et ceux qui luttaient pour la cause, voyant que la mode commence à s’user, passeront au prochain combat en vogue.

Pourquoi diable l’intérêt accru, pour ne pas dire obsessionnel, de notre temps pour la question de la diversité, plutôt que de réjouir certain·es d’entre nous, provoque-t-il de la méfiance?

Pourquoi cette impression que tout le monde, partout, en même temps,
en boucle, toujours selon les mêmes termes ou presque, parle de la diversité, me met-elle en rogne comme ça?

Il y a peut-être un élément de réponse dans une chose très simple: ce que ce mot, dans son incarnation actuelle et omniprésente, signifie.

«La diversité culturelle» est le plus souvent la nouvelle façon, plus respectable,
de nommer les personnes non blanches. Mais respectable ne veut pas dire respectueux. La vraie expression à employer, selon moi, celle qui dirait la vérité sans détour et sans pincettes, serait plutôt: «groupe de gens chez qui on signale une différence de type racial d’avec la majorité blanche dominante». C’est moins joli et moins facile à assumer, j’en conviens.

Ainsi, moi, née au Saguenay, connaissant les codes, on me confine dans cette case, je fais partie de la «diversité» du monde littéraire québécois. Mais pas mon conjoint français, immigré à Montréal il y a trois ans. Lui, pourtant beaucoup plus étranger que moi. Culturellement, sa présence confère au bassin québécois beaucoup plus de diversité que la mienne. Mais oh, oups. Il a la peau blanche.

Qu’on crée une catégorie dans laquelle on me fourre pour des raisons strictement signalétiques, et qu’en plus on attende que j’en sois reconnaissante et que je ne la questionne pas, ne fait qu’ajouter à mon malaise.

Quand les gens comme moi, ceux qu’on dit «de la diversité», n’auront plus besoin qu’on les enferme dans des catégories spéciales, je me réjouirai sans retenue, je vous le promets.

Si au moins on admettait, tout en rendant opérantes ces catégories, que ceci est un passage obligé dans la lutte contre le racisme. Si l’on se gardait au moins une petite gêne plutôt que de tous·tes, du même mouvement, s’enivrer de discours sur la diversité et de preuves ostentatoires d’amour pour la diversité. Déjà, ce serait mieux.

Si l’on cessait de prendre une mesure réparatrice pour une solution, déjà,
ce serait mieux.

Et surtout, si faire la promotion de la diversité n’était pas devenu en soi une source de capital symbolique, si la promotion de la diversité n’était pas en train de devenir une chose qui se suffit à elle-même, balayant sous le tapis la nécessité de changements systémiques profonds… Peut-être que je serais moins mal à l’aise.

Quand on me dit qu’on veut travailler avec moi «parce qu’on croit à la diversité», ou que de m’avoir choisie comme auteure est un signe «qu’on s’ouvre à la diversité», je ressens une blessure. On fait de moi un choix moral. Alors que le choix d’écrire sur tel sujet, ou de travailler avec telle personne une œuvre littéraire, ou toute œuvre artistique, devrait être issu d’un désir pur, ou d’une nécessité impérieuse qui y ressemblerait.

Quand on crée des prix artistiques «pour la diversité», des sections «diversité» et des «spéciaux diversité» et des ci et des ça «diversité», moi, je me dis malgré moi: «Ça y est, on a créé une case dans laquelle entasser tous les non-Blancs, ils vont se battre entre divers trucs pour les miettes pendant que les autres artistes, les artistes qui ont leur place dans toutes les autres catégories, les artistes et décideurs "normaux", continueront exactement comme avant.»

Quand on se sert de mon visage et de mon travail comme porte-étendard pour «montrer qu’on aime la diversité», je suis mal à l’aise. Je ne suis pas un instrument. Je ne suis pas le drapeau de leur vertu.

Oui, je suis en colère. Et je refuse qu’on m’interdise de le dire haut et fort. Je refuse qu’on me force à me contenter du transitoire, qu’on me force à m’extasier devant du palliatif, qu’on me force à ne pas me méfier lorsque je me demande à qui, en réalité, tout cela profite.

Je refuse de me taire et de me tenir sagement dans la case qu’on veut m’assigner. Je refuse de cesser de me poser des questions sur le sens des mots qu’on emploie pour me désigner, leurs glissements et leur transformation en automatismes, en éléments de langage, en formules pour discours prémâchés et pour pensées rapides.

Je refuse de cesser d’être d’une exigence absolue en matière d’antiracisme et de me contenter de pis-aller et de prix de consolation.

Je veux bien qu’on fasse de force de la place à celles et ceux qui en ont moins. Je veux bien qu’on fasse de force comprendre que certains traits, et certains noms, et certaines couleurs de peau ont privé certaines personnes d’une juste reconnaissance. Je veux bien qu’on tente de redresser la situation. Je veux bien que parfois on fasse un peu vite et que du même coup, on classe un peu les gens selon des catégories qui correspondent à un seul aspect de leur identité. Je veux bien qu’on crée des groupes et des catégories en fonction des discriminations vécues par des personnes ayant certaines souffrances en commun en attendant que ces groupes et catégories ne soient plus nécessaires.

Je veux bien entendre quand on me dit que c’est transitoire. Je veux bien croire qu’on le croit quand on le dit.

Mais on me permettra de répondre que je préfère attendre, pour voir. Continuer de questionner. De me dire, à l’instar de Frantz Fanon, «ô mon corps, fais de moi toujours une femme qui interroge1

On me permettra d’exiger mieux que du transitoire. On me permettra de choisir comme horizon le jour où nous n’aurons plus besoin de nous servir précisément des catégories par lesquelles nous avons souffert pour investir la place dont nous savons qu’elle nous revient.

 


Mélikah Abdelmoumen est née à Chicoutimi en 1972. Elle a séjourné en France de 2005 à 2017 et vit maintenant à Montréal. Elle a signé de nombreux articles, romans, essais, récits. Son plus récent livre, Douze ans en France, paraissait en 2018. Elle est également éditrice à VLB.

  • 1. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, coll. «Essais», 2015 [1967].
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