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La confiance et l'amitié

Témoignage

Je l’ai souvent affirmé: c’est grâce à François Charron si je publie aux Herbes rouges. C’est lui qui a parlé aux frères Hébert de ma poésie; c’est lui qui m’a parlé de la revue les herbes rouges (elle venait de faire paraître son premier numéro) et m’a fortement conseillé d’y envoyer mes poèmes; et c’est encore grâce à lui si j’y ai publié (au numéro2) sept poèmes — la base de ce qui allait constituer mon premier recueil, Corps accessoires (Éditions du Jour, 1970).

Avant de devenir une maison d’édition en bonne et due forme, les herbes rouges était un laboratoire. Cette revue fut également une histoire d’amitiés, dont certaines durent à ce jour.

J’étais jeune à l’époque de ma rencontre avec Marcel et François Hébert, ayant publié mes premiers poèmes à l’âge de dix-huit ans. Je ne connaissais que Charron qui, depuis l’adolescence, partageait avec moi la fascination pour l’écriture. Parmi les poètes québécois, je n’avais lu que Denis Vanier (Je, Image et verbe éditions, 1965) et Claude Péloquin (Les essais rouges, Publications Alouette, 1964). Le désert donc.

Je me souviens de cette première rencontre avec les frères Hébert: assis dans un fauteuil défraîchi, au milieu d’un grand salon, avec Marcel et François en face de moi, je me sentais un peu comme une petite bête timide, devant des gens qui paraissaient tout savoir de la poésie. J’ai été accueilli malgré mon inexpérience, mes maigres connaissances, mon âge. Ce fut — je n’en savais rien encore, bien entendu — le début d’une très longue aventure: je célèbre maintenant ma cinquante et unième année avec la maison. À part pour une collaboration avec La courte échelle, un ouvrage de poésie pour les jeunes, et mes deux recueils aux Éditions du Jour, j’ai publié toute ma poésie aux Herbes rouges.

En quelques mois seulement, je rencontrerais d’autres écrivains: Nicole Brossard, Huguette Gaulin, André Roy, Lucien Francœur, Patrick Straram. Je n’étais plus seul. Commenceraient d’interminables rencontres chez les frères Hébert à boire du café et à parler poésie. La constellation de l’amitié.

Illustration : Jacinthe Loranger

Le 24 avril 1969 (j’ai conservé l’accusé de réception), quelques mois après ma rencontre initiale avec les frères Hébert, je déposais aux Éditions du Jour un manuscrit intitulé Les doux émétiques. Lorsque Victor-Lévy Beaulieu, l’éditeur, accepta de publier le recueil, ce furent les frères Hébert qui se chargèrent de la révision.

Personne jusqu’à ce jour n’avait révisé mes poèmes, ou si peu que pas. Je n’avais aucune idée du processus; j’imaginais quelques corrections à gauche et à droite, sans plus.

Mais ce que je raconte souvent à qui veut bien l’entendre, ce sont les heures de révision, étalées sur deux soirées, dans un appartement de la rue de Bordeaux. Ce que je ne raconte pas toujours, c’est qu’à ce moment s’est développée chez moi une confiance inébranlable en Marcel et François.

Ces deux soirées se sont déroulées de la même manière : assis à une table, avec Marcel d’un côté et François de l’autre, à réviser chaque poème vers par vers, mot par mot. Nous avons tout relu. Les corrections ont été nombreuses, toujours clairement expliquées et justifiées («Paul-Marie Lapointe a écrit ça en 58. — Je n’ai jamais lu Paul-Marie Lapointe! — Paul-Marie Lapointe a écrit ça en 58…»). Les suggestions aussi, déplacements — ou mises à la poubelle — de certains vers, reformulations. Je crois qu’ils m’ont même demandé de coller deux poèmes pour n’en faire qu’un seul. À la fin de la première soirée, j’étais découragé. «Ce n’est plus mon recueil! C’est vous qui l’avez réécrit!» ai-je dit. Ils ont éclaté de rire, me faisant ensuite comprendre que ça demeurait mon recueil et que le travail que nous venions de faire était normal et des plus important : présenter aux lecteurs et aux lectrices le meilleur livre possible.

J’étais jeune — dix-huit ans toujours —, mais la confiance était installée. Le métier commençait à rentrer. Les livres suivants bénéficieraient du travail effectué sur Les doux émétiques (heureusement réintitulé Corps accessoires à la suggestion de Marcel). À chaque publication, les frères Hébert me permettraient d’avancer, de peaufiner mon style, d’éviter les maladresses; ils me laissaient le champ libre pour expérimenter (je l’ai dit plutôt: les herbes rouges, c’était un laboratoire), me suggéraient des lectures (Paul-Marie Lapointe, par exemple!), mais ils demeuraient critiques, très critiques: ainsi, ils me conseillèrent un jour de jeter un recueil entier, parfaitement incompréhensible.

Certains de mes livres furent moins révisés que d’autres, mais chaque fois, c’était un travail d’édition serré auquel je devais répondre sans facilités ni raccourcis. Jamais les frères Hébert n’acceptèrent les excuses classiques pour refuser de corriger ce qui était une erreur évidente: «Oui, mais c’est comme ça que je voulais l’écrire» ou «Oui, mais c’est comme ça que je le vois.»

Je ne suis pas un cas unique, tous les auteurs et toutes les autrices des Herbes rouges ont dû passer par là : présenter aux lecteurs et aux lectrices le meilleur livre possible.

Lors de la révision de mon plus récent recueil, Faire crier les nuages, j’ai ressenti une très puissante impression de déjà-vu. Alors que depuis la mort de Marcel en 2007, je travaillais mes recueils par téléphone avec François, l’arrivée en 2017 aux Herbes rouges de Roxane Desjardins, éditrice et directrice adjointe, a changé la donne (du moins pour moi).

Une grande partie de la révision et de la correction de mon recueil s’est déroulée dans mon bureau (où j’exerce mon métier de typographe pour quelques maisons d’édition — dont les Herbes rouges — depuis 1999). La balance du travail se ferait, par la suite, au téléphone.

J’avais Roxane en face de moi avec le recueil papier annoté et son ordinateur, François à ma gauche avec le recueil papier annoté.

Nous avons revu chacun des cent soixante-douze poèmes, certains plus attentivement que d’autres. Pas nécessairement vers par vers et mot par mot, mais ça a été un travail à six mains, comme à l’époque de Corps accessoires. J’ai alors pu constater les liens étroits déjà tissés entre Roxane et François, leurs regards différents mais d’une acuité surprenante — ils ne laissent rien passer — et, chose essentielle, leur respect pour l’œuvre et l’auteur.

Roxane Desjardins et François Hébert

Depuis 1968, j’ai vu la revue et la maison d’édition évoluer, se diversifier. Il n’y a jamais eu de ligne éditoriale claire, mais la quête d’auteurs et d’autrices de talent, la volonté de voir naître des œuvres de grande qualité. Du formalisme, mais pas que. De la contre-culture, mais pas que. Depuis 2004 (année où j’ai commencé à mettre en pages les livres des Herbes rouges), j’ai lu — car oui, je lis tous les livres dont je fais la mise en pages — plus de deux cents recueils de poésie et romans de tous les styles; j’ai vu des auteurs et des autrices poursuivre leur œuvre (Carole David et Marcel Labine, entre autres), et j’en ai aussi vu qui commençaient la leur (Daphnée Azoulay, Roxane Desjardins, Clémence Dumas-Côté, notamment). Le catalogue des Herbes rouges est d’une richesse surprenante. Par sa durée et la diversité de ses livres, la maison occupe une place inégalée dans le paysage littéraire québécois. (Bon, vous direz que je prêche pour ma paroisse, mais bon…)

J’ai vu évoluer la revue et la maison avec Marcel et François à la barre. Puis avec François seul. Puis, aujourd’hui, avec François et Roxane. Trois «époques» se fondant l’une dans l’autre sous le signe de la continuité.

Les Herbes rouges, une maison d’édition vivante (et en grande santé). ♦

 


Roger Des Roches est né à Trois-Rivières le 28 août 1950. Il vit à Montréal. Lauréat du prix Athanase-David 2013, il a publié 39 ouvrages — poésie, romans et littérature jeunesse — tous parus aux Herbes rouges.

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