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La bataille du sang

S’adressant à sa grand-mère guaraní, Fiorella Boucher remonte le fleuve familial et expose une émouvante quête d’absolution dans L’abattoir c’est chez nous.

Poésie

S’adressant à sa grand-mère guaraní, Fiorella Boucher remonte le fleuve familial et expose une émouvante quête d’absolution dans L’abattoir c’est chez nous.

Tachée du sang colonisateur paternel, Fiorella Boucher souligne elle-même, dans le prologue de son recueil, la difficulté d’un tel retour aux origines: «En se racontant, on témoigne aussi de tout ce qu’on a perdu.» Pas étonnant que la jeune écrivaine, née d’une mère guaraní-paraguayenne et d’un père français, ait choisi le genre poétique pour se raconter. Cet endroit où l’on peut donner forme au silence et laisser fleurir ce qu’on enterre.

Ce «chez nous» du titre, c’est la famille de la poète. Une famille métissée, puisque le père aux yeux bleus a épousé la femme à la peau rouge. Rouge comme la terre où ils habitent et où elle enfante. Où l’homme abat tout ce qu’il a conquis. C’est à la mort de l’aïeule guaraní que Boucher, née «de racine sauvage», entreprend sa quête initiatique vers sa source paraguayenne.

L’heure n’est pas au pardon

Honnête, parfois même brutale, l’autrice consigne dans ces pages les aléas de sa démarche dans un effort de compréhension identitaire. Elle grimpe à l’arbre généalogique comme elle grimpait, enfant, aux palos roses. La maîtresse la traitait de «fiancée de Tarzan». La jeune fille était la seule à arborer une peau claire dans la classe; le père était présent jusque dans sa chair et ses récréations. Boucher porte en elle l’incongruité qu’a imposée Disney dans la jungle.

La mise en mots de cette quête est bouleversante. Au premier chef par son symbolisme, car la poète entrelace habilement plusieurs problématiques. Elle lie les différents territoires colonisés de son histoire. D’abord la terre, pillée, humiliée par les grandes puissances. Ensuite les femmes, exploitées et silencieuses, utérus aux bons services. Finalement la famille, où la sœur et la mère ploient sous les voûtes du fils et du père. La colonisation, chez Boucher, est politique et domestique. Il ne lui reste plus qu’à vivre en incarnant dans sa chair le produit de cette «asymétrie». Fille de ces «immigrantes jetables / comme des cannes de thon».

J’ai utilisé le mot «brutale», car à la lecture, on comprend que l’écrivaine n’épargnera rien. Tels ce nom de famille français et le poids de cette peau claire, morotî (blanche), qu’elle revêt en coupable, ce «passeport d’entrée à drapeau debout» qu’elle voudrait s’arracher.

taille-moi la peau
de l’autre bord
que je n’oublie pas

Entre les lignes s’inscrit l’espoir d’une libération par la mort du patriarche.

la fête nationale d’indépendance
le mondial de soccer
les drapeaux
le barbecue de chaque dimanche

chaque dimanche
une grosse famille unie
pleure la rareté
de ses morts

Rien ne se perd

Si plusieurs vers auraient mérité un peu plus de finesse, les poèmes recèlent en eux une charge qui élève leur propos au-dessus des considérations langagières. C’est là que l’entreprise se révèle aussi poignante. Car nous y sommes, d’une part, les témoins d’une marche sans concession.

de la robustesse
qui fuit à l’aube
de la femme migrante
dont je suis l’enfant
je joue à remonter le fleuve
en avion

et j’arrive pareil
les pieds mouillés

D’autre part, nous sommes les observateur·rices du problème insoluble de l’autrice. Si, en tant que peuples, «il nous faudrait […] / une autre terre / et quatre siècles encore» pour nous réparer, il n’y a malheureusement pas de temps pour épurer le sang mêlé.

main à la hanche
j’ai ravalé en mes poumons
la superficie de mes rivières
des terres rouges
avant le rouge dans les drapeaux

voix nullement couplée
petite comme le corps
aiguisé

Le recueil se clôt sur un certain apaisement, dans la reconnaissance des savoirs ancestraux. L’héritage guaraní: le baume de la lignée sur la plaie ouverte.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Fiorella Boucher
Montréal, Mémoire d'encrier
2021, 105 p., 17.00 $