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J'écrivais, je voulais être en train d'écrire

J'écrivais, je voulais être en train d'écrire

Dans une lettre, Violette Leduc demande à Simone de Beauvoir de lui parler de littérature: parlez-moi des autres. Quel risque, quel désir, quelle autre histoire si Leduc avait cessé d’attendre?

Essai

Dans une lettre, Violette Leduc demande à Simone de Beauvoir de lui parler de littérature: parlez-moi des autres. Quel risque, quel désir, quelle autre histoire si Leduc avait cessé d’attendre?

Le (beau) risque d’écrire n’est pas une série d’interviews ni de dialogues faussement investis, formes que nous avons l’habitude de lire dans les différents médias qui «s’intéressent» aux écrivaines. Ici, pas de questions coquines ou coquettes. Pas de connivence marketing. Ni de [rires] ni de [silences]. Chacun des entretiens qu’étoffe Schwerdtner par sa rigueur et sa subtilité réactualise le propos que tenait Leduc en 1951: «Les femmes qui écrivent savent parler, répondre à une question, penser.» Il s’agit d’Ernaux, Chawaf, Nimier, Lê, Laurens, Oumhani, Sebbar, Nobécourt, Lenoir, Germain, Desarthe, Desbiolles — celles qu’on appelle en France de grands écrivains —, mais il y a surtout celle qui, face à elles, a lu.

Schwerdtner ne fait pas que poser les bonnes questions. Dans les allers-retours sur lesquels repose la forme de l’entretien, elle manœuvre les réponses qui lui sont généreusement offertes: ne rebondissant pas sur elles (selon la formule à la mode), mais les saisissant dans leur silence, leur vigilance. Elle s’engage dans les digressions, attrape la voix qui, tout à coup, bascule. On a l’impression que son oreille s’accorde. La générosité de l’ouvrage tenant à cette habileté que chacune possède à ne pas se refermer dans le confort d’un je hermétique. Elles s’entendent.

Ainsi, avec Le (beau) risque, on redécouvre l’écriture comme une histoire de lecture. À l’image des traversées, des voyages et de la force du désir d’écrire que cherche à mesurer la main qui écrit, c’est l’étendue de la conscience, l’ambivalence des mots et la possibilité de tout remettre en jeu qui consolident l’ensemble des entretiens. «Dans ce pays que je découvre, l’Angleterre, la littérature devient le but, le grand désir», dit Ernaux, réitérant l’idée que l’écriture vient souvent d’un insatiable goût de lire.

… d’écrire et de lire

Chawaf dit que «l’écriture a beaucoup à apprendre du regard minutieux des grands peintres». Nimier parle de son obsession d’approcher la vérité: «une vérité portée par des images, des sensations, mais aussi par l’histoire des mots, des clichés, des expressions». Par ses affinités avec la musique, elle propose de remplacer la vérité par un autre terme, disant qu’une note n’est jamais vraie, seulement juste. Pourquoi donc ne pas parler de justesse quand on parle d’écriture? Lê et Laurens la rejoignent sur la question de la fiction: l’envie profonde de ne pas cesser de chercher, d’aller plus loin, quitte à se répéter, à prendre le risque d’exagérer.

Je connaissais Oumhani de nom seulement, mais sa lucidité, quand elle affirme qu’il y a «toujours ce qu’on désirerait écrire, ce qu’on aimerait avoir écrit et la réalité de ce qu’on arrive à faire», m’a donné envie de la lire. Rares sont celles qui, comme Sebbar, donnent à rêver l’exil… dans le confinement d’une chambre. Puis il y a Nobécourt qui repense le désordre de l’écriture. «J’aime ce mot de tendre qui est à la fois une tension et une tendresse», dit-elle, tirant le fil de son entretien. Et Lenoir, Germain et Desarthe, qui partagent leur souci des lecteurs. Questionnent le lien qu’entretient l’écriture avec les médias. La première avouant qu’elle n’écrit pas pour son tiroir, la deuxième abordant le dilemme de l’anonymat, de la disparition et de la solitude, alors que la troisième s’en remet aux mots de Duras puis à ceux de Woolf pour dire que si la littérature sert à quelque chose, «c’est à surprendre tout en exprimant, au moyen de mots ainsi liés, ce qui n’a jamais été exprimé parce que c’était trop compliqué». Écrire soulève la question d’une forme, d’une distance, d’un renoncement. Leur quête n’est pas héroïque. Elle est comme l’écriture, c’est-à-dire littéraire, «quelque chose qui précède les théories et les modes».

Le juste retour de l’amour

Avec Desbiolles s’ouvre la question du risque: «Tous vos livres sont-ils des lettres?» demande Schwerdtner. Il ne s’agit plus de penser aux lecteurs inconnus, mais à l’inconnu du lecteur. À ce que le rapport littéraire crée d’exigence. À reconnaître aussi de quoi se compose «cette petite chose qui fait que l’on continue à écrire»; à vouloir écrire à partir de ce qui, de la lecture et des autres, nous tire vers l’amour.

Duras disait qu’elle ne savait pas écrire sur l’amour, mais quand elle écrivait, elle était complètement dans l’amour. C’est l’angle que prend Le (beau) risque. Si chaque entretien est conduit par une grande intimité — celle d’une passion mutuelle pour la littérature —, il faut souligner que pas un mot n’est dit sur le décor ni sur les vêtements, les cheveux, le sourire qu’avait, ou non, telle ou telle autre. Cela fait du bien d’être loin du baratin. Dans l’étreinte de ces voix qui invitent à lire plus, à lire mieux… à être «le plus intensément possible, ici et maintenant — aussi bien dans la littérature que dans la vie ». ♦

Auteur·e·s
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Karin Schwerdtner
Montréal, Nota Bene
Grise
2018, 236 p., 24.95 $