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Je suis venu vous dire que je m'en vais

Je suis venu vous dire que je m'en vais
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Éditorial
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«Catherine Mavrikakis.» Le nom a jailli et s’est imposé quand est venu le temps de choisir le visage de mon premier numéro. La femme me captivait. L’écrivaine faisait basculer cet émerveillement dans l’éblouissement. Son iconoclasme incarnait la vision que je souhaitais insuffler au magazine. Nous étions en 2017 et la pression était forte: il fallait dépoussiérer Lettres québécoises.

Cinq années et seize numéros plus tard, je crois plus que jamais que les équipes éditoriales des revues culturelles doivent se renouveler, faire une place à de nouvelles têtes, à de nouvelles idées, quitte à tout chambouler. En fait, elles doivent surtout s’atteler à cela, tout chambouler, et à casser les reins du confort et de la pensée unique qui s’installent si facilement au sein d’une équipe, d’un milieu tricoté serré (du moins, en apparence).

Tout interroger. C’était la seule condition que je m’étais imposée en acceptant de devenir la rédactrice en chef de ce que nous appelons désormais LQ. Offre qu’Alexandre Vanasse m’a faite, margarita à la main, à l’automne 2015. Le défi était d’envergure: remplacer son père, André Vanasse, directeur, qui a œuvré au sein de la revue pendant une quarantaine d’années.

Alexandre était déjà un ami, un collègue aussi – je critiquais pour LQ et je siégeais au comité de rédaction –, mais une refonte en profondeur était nécessaire et nous le savions. Les publications qui se démarquent ont l’audace de se commettre, parfois même de faire table rase. Jérémy Laniel est venu en renfort et notre trio a jeté les bases du magazine tel que vous le connaissez aujourd’hui. La photographe Sandra Lachance lui a forgé une nouvelle image. Plusieurs ont suivi et d’autres encore viendront.

Le titre de cet éditorial, qui fait référence à un autre grand iconoclaste – fumeur de Gitanes, celui-là – annonce ses couleurs. Ce numéro sera mon dernier à titre de rédactrice en chef de LQ. Et c’est sur une autre évidence ou plutôt, sur un cadeau de moi à moi, que je referme le livre des cinq dernières années: l’immense Carole David.

J’avais promis à Carole, il y a quelques années de cela, tremblante, de lui consacrer un jour une couverture. J’aimerais pouvoir lui dire aujourd’hui que la critique littéraire est en bonne posture, que la littérature québécoise n’a jamais été aussi foisonnante, preuves à l’appui. Certes, les ventes explosent depuis le début de la pandémie. De nouvelles librairies ouvrent leurs portes, on nous dit que les gens lisent plus que jamais, mais dans la profusion de suggestions de lectures et de photos alléchantes de piles à lire (près de jambes bronzées ou de tasses de café parfaites), la parole critique est mise à mal comme jamais. Certes, la critique littéraire est un art délicat, mais la polarisation dont sa réception est l’objet me paraît inquiétante.

Dans le premier dossier que j’ai dirigé, qui avait justement pour but de faire un état de la critique au Québec1, Maxime Catellier citait David Dorais et son essai Que peut la critique littéraire? (L’instant même, 2017): «Dorais montre bien dans son ouvrage comment le rôle de la critique littéraire aujourd’hui est de conforter le lectorat dans ses certitudes plutôt que le confronter.» À LQ, nous avons toujours choisi le parti pris de le confronter, ce lectorat, avec pour leitmotiv ce dont Julien Lefort-Favreau témoignait dans le même dossier: «sans critique, il y a juste des auteurs et des lecteurs, des éditeurs, mais il n’y a pas de littérature».

J’aurais aimé donner une suite à ce dossier avant de partir, mais le souffle m’aura manqué, tout comme le désir, devant les embûches croissantes et les difficultés, notamment celle de recruter des collaborateur·rices critiques prêt·es à se commettre dans la petitesse étouffante de notre milieu. Catherine Voyer-Léger écrivait, toujours dans ce premier dossier, qu’il faut «cesser de voir la critique comme un point final», qu’il faut plutôt la voir comme un dialogue, «une relation à l’horizontale»: «Au lieu d’être une posture d’autorité, la posture critique pourrait être celle du reflet, […] la posture du témoin plutôt que la posture du juge.»

Maintenir un espace critique a été un travail de tous les instants, tout comme celui de la «consécration» des auteur·rices. Car il est bien question de cela dans LQ, quand vient le temps de photographier une poète comme Carole David, de faire des invitations à des auteur·rices, ou de déterminer le sujet d’un dossier comme celui sur les littératures des Amériques, que nous avons imaginé, Hector Ruiz et moi.

C’est le rapport étroit avec des créateur·rices qui m’aura le plus portée pendant ces cinq années à LQ. Le plaisir de pouvoir déplier leur univers, le temps, toujours trop court, d’un numéro. Et le fait de voir assemblés tous ces talents entre deux couvertures, quatre fois par année. Mélikah Abdelmoumen est le dernier cadeau que je souhaite faire aux lecteur·rices de la revue. Je vous demande d’accueillir la nouvelle rédactrice en chef aussi chaleureusement que vous l’avez fait avec moi. De la confronter également, comme vous n’avez pas hésité à le faire quand nos choix vous interloquaient. Longue vie à LQ, à Mélikah, et merci à toutes celles et à tous ceux qui ont fait de ce magazine ce qu’il est devenu: une communauté exceptionnelle.

  • 1. «État de la critique au Québec», Lettres québécoises, no166, été 2017.
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