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Je ne renierai jamais la femme qui me hante

Je ne renierai jamais la femme qui me hante
Autoportrait
Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

 

Contrairement à la formule apocryphe de Gustave Flaubert, Madame Bovary, ce n’est pas moi! Personne ne m’a jamais traitée de sentimentale: les Léon ou les Rodolphe de ce monde me laissent indifférente et je n’éprouve aucune tristesse à avoir mis au monde une fille. Je porte un amour infini à ma Savannah-Lou et je suis persuadée qu’elle ne m’oubliera pas aussi vite que Berthe s’est défaite de sa mère.

J’ai pourtant longtemps entretenu l’idée que j’avais plutôt un petit quelque chose de Charles Bovary. Comme lui, j’étais de la race des grotesques. À l’école, on se moquait déjà de moi. Ma conversation pouvait être «plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient». Je savais facilement susciter l’ennui, si on m’en donnait l’occasion, et il me semble qu’en moi couvait un tempérament un peu bonasse, qui me rendait par moments singulièrement pathétique. Pour me secouer de ma torpeur, je me suis imaginée en Bouvard et Pécuchet, m’exaltant pour un savoir ridicule, le cœur en fête alors que j’allais d’échec en échec.

Et puis, sans savoir comment, j’ai rué dans les brancards.

Au milieu des conflits épiques de mes parents, imitant Bérénice Einberg, mon idole, j’ai porté un amour sans limites à mon frère et à quelques amies. Tout cela m’a permis de traverser ma crise d’adolescence avec une violence parfois digne de celle de Patrick Bateman. Mais mes charges d’orignal épormyable contre la bêtise et la méchanceté humaines ont fini par faire de moi un Mycroft Mixeudeim. Je ne suis parvenue qu’à me blesser à force de foncer dans les autres ou de me lancer contre des murs.

Ma mère aurait pu s’appeler Madame Fichini et mon père Eugène Rastignac. Tous les deux ont compris très tard qu’ils n’évoluaient pas dans le même roman. Le mal était déjà fait. Ils avaient déjà engendré le malheur et ma haine.

Comme Erika Kohut, j’ai dormi avec ma mère jusqu’à un âge beaucoup trop avancé. L’inceste était mon lot et si je n’ai rien d’une pianiste, j’ai fait dans les sex-shops, les peep-shows et les mutilations de toutes sortes, sans jamais me coucher de bonne heure. Il ne faut pourtant pas m’imaginer en victime. Je ressemble à Nadine qui pourrait étrangler sa coloc simplement parce qu’elle l’insupporte.

En fait, je paierais cher pour avoir commis un matricide comme le grand François Perrault ou avoir encore en moi le bruit libérateur du torrent qui aurait pu se faire entendre si seulement la violence de ma mère avait été plus physique et que j’étais devenue sourde en recevant un grand coup. Je suis, je le crois vraiment, capable du pire. Pourtant je ne partage que très peu avec un Meursault qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère ou qui tue un homme parce que le soleil est trop fort. Je me sens bien davantage comme un Raskolnikov et je me tourmente déjà en réfléchissant à ce que sera mon châtiment pour le crime qui est le mien.

Beaucoup m’ont traitée de Scarlett O’Hara, non sans raison. D’autres m’ont mentionné Nadja en affirmant que j’étais une muse. Ils me promettaient aussi une fin dans la solitude d’un quelconque hôpital psychiatrique. J’ai cru à leurs menaces. Les gens sont capables du pire. Cela, je l’ai compris grâce à Claus et Lucas. D’autres m’ont fait jouer Phèdre et puis m’ont «castée» en Lol. V. Stein tétanisée. Mais moi, je sais bien que je ne suis que le vice-consul de France à Lahore. Je hurle dans les jardins de Shalimar et il me suffit de danser avec une Anne-Marie Stretter pour être tout à fait comblée.

Non, vraiment, je ne ressemble pas à Madame Bovary. Je suis bien plus casse-pieds. Toutefois, je dois l’avouer, j’ai, comme la belle Emma, trempé trop longtemps dans la soupe littéraire pour ne pas la régurgiter de temps à autre. Je vois le monde par les livres et, semblable à la grand-mère du narrateur d’À la recherche du temps perdu, j’ai du mal à penser aux gens sans songer à ce que dirait d’eux Madame de Sévigné. Je suis obligée de me retenir pour ne pas m’exclamer dans une conversation: «Sévigné n’aurait pas dit mieux!» Oui, j’ai tout d’une femme savante. Philaminte, Bélise et Armande n’ont rien à m’envier côté prétention. Mais attention! Je ne suis pas Legrandin, snob dans le placard, qui fustige ceux et celles qui tiennent à se distinguer du commun des mortels. En moi ne vit aucune Madame Verdurin, souveraine régnant sur un petit clan d’artistes auquel elle dicte ses lois esthétiques. Je préfère vivre à rebours de ce monde et, comme Jean des Esseintes, je fuis tous les groupes. Les sociétés bien-pensantes me révulsent et je privilégie, comme Iago, le droit de trahir qui je veux.

Je crois qu’avec le temps je ressemble de plus en plus au ridicule baron de Charlus, puisque j’ai cette fâcheuse tendance à parler de moi sous couvert de littérature. Oui, j’ai un côté très Guermantes, membre de l’ordre de Malte, du Jockey et de tutti quanti, mais je ne renierai jamais la femme qui me hante, la Divine de Genet, ce travesti vulgaire des bas-fonds parisiens. Il faut dire que, comme ces deux personnages, j’ai un je-ne-sais-quoi de féminin que je sais mettre en scène en étant sirupeuse ou tout simplement peinturlurée. Je soliloque au lit sans ponctuation, comme une Molly avec son Bloom, mais mon identité sexuelle reste on ne peut plus trouble. Même mon mari le dit.

Depuis quelques années, je vieillis et puisque j’ai oublié, contrairement à Dorian ou Faust, de vendre mon âme, les rides se forment sur mon visage, sans que je puisse y faire quoi que ce soit.

D’ici ma mort, je me retirerai, en suivant Hans Castorp, loin du monde. Je me cacherai au sein de quelque montagne magique. Mais moi, je saurai me perdre dans la blancheur de la neige, avant que le monde s’effondre dans la guerre et la colère, sans laisser la moindre trace de mon existence. Ou alors, comme Gustav Aschenbach, j’irai décatie, trop coquette et lessivée mourir à Venise. Je m’éteindrai doucement sur la plage en regardant un quelconque bellâtre. Mais il est bien possible que tout se termine très vite, que le mot fin arrive précipitamment au détour d’une page de vie. Dans tous les cas, je serai une morte heureuse. Pas une Ligeia ni une Morella. Je ne viendrai pas hanter ceux et celles qui me survivront. Qu’ils se débrouillent sans moi! Après tout, à la vie, j’ai déjà beaucoup donné… J’ai donc un peu hâte de ne plus être personne, de ne plus être écrite par la littérature. Il doit y avoir quelque chose d’infiniment doux à se dissoudre dans le grand vide, à voir surgir la dernière phrase. Oui, surtout de moi, de tout «qu’on n’en parle plus», comme l’a dit Bardamu en s’enfonçant dans la nuit.♦

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