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J'aime les essais et je vais essayer de dire pourquoi (en fait non)

J'aime les essais et je vais essayer de dire pourquoi (en fait non)
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La première fois que je prends conscience que je lis un essai, c’est en 1997. J’ai vingt ans, j’arrive à l’Université Laval et un livre attire mon attention à la librairie Coop du Pavillon Alphonse-Desjardins: La parole manipulée, du sociologue Philippe Breton, paru chez Boréal la même année.

Avant ça, enfant, j’avais lu des bandes dessinées. Adolescent, j’avais dévoré chaque édition du magazine du Canadien de Montréal et au cégep, des chapitres photocopiés de livres sérieux et quelques romans. Pour le reste, j’ai grandi dans une maison où la bibliothèque était garnie de photos de famille et d’une télécommande de télévision posée sur un enregistreur vidéo VHS.

Dès les premières pages de son livre, Breton identifie trois fonctions de la parole. L’expression, l’information et la conviction. Et il s’inquiète, tout au long de l’ouvrage, des dérapages potentiels de la troisième fonction. Chercher à convaincre à tout prix lui semble louche. Pire, ce genre de démarche risque d’enfermer celui qui tente de le faire dans une prison mentale.

Ou de lui permettre de devenir très riche, si le flash publicitaire est génial.

À cette époque, je ne sais pas pour quelle raison, j’aime les essais. Normal, c’est le début de notre relation amoureuse. Je viens de rencontrer l’essai. J’ignore pourquoi, mais je sais que ce sera lui. Mon genre littéraire préféré.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch disait de l’amour que «c’est le seul pourquoi sans parce que possible». Traduction en langue vernaculaire: quand on aime, on sait qu’on aime, mais on est bien mal pris pour l’expliquer.

Il arrive néanmoins que l’humain essaie de répondre à cette question. Vouloir mettre des mots sur l’indicible est un exercice tautologique, mais surtout, si on y parvient, c’est peut-être le premier signe d’un amour qui s’étiole, pensait Jankélévitch. Car nommer une chose, c’est l’encapsuler. L’enfermer. L’amour a besoin d’air, croyait le philosophe, et de la jalousie pour se déployer.

Inutile de mentionner que je n’aime pas que les essais, même si ce sont mes préférés.

Encore aujourd’hui, je ne trouve pas les mots pour expliquer les raisons qui font que je me passionne pour cette forme, et par ricochet, que je voue une reconnaissance sans borne aux éditeurs et aux éditrices de ce genre littéraire. Cependant, je l’ai caché à la rédaction du magazine Lettres québécoises qui m’a commandé un texte de 1500 mots sur le sujet, car on aurait peut-être proposé l’exercice à quelqu’un d’autre.

Jankélévitch, toujours lui, a écrit un livre de presque cinq cents pages sur la mort en expliquant dans son prologue que l’humain n’a pas vraiment grand-chose à dire à ce propos, car de la mort personne n’est jamais revenu. Rien n’empêche toutefois, disait-il, de discourir sur son propre anéantissement et d’essayer de le comprendre malgré tout – alors je peux bien écrire 1500 mots sur l’amour que je porte aux essais, même si j’ignore pourquoi je les aime.

C’est d’ailleurs peut-être là la fonction principale de l’essai. Une tentative de compréhension de quelque chose qu’on ne comprendra jamais vraiment. Pas complètement, en tout cas.

Si je ne sais pas pour quelle raison j’affectionne les essais, je sais néanmoins pourquoi j’haïs certains d’entre eux, écrits par des auteurs et des autrices qui pensent avoir compris quelque chose, une fois pour toutes. Ils se sont trompés de métier; ils auraient dû être scénaristes dans le monde de la publicité.

Friedrich Nietzsche disait que l’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité. L’essai fait le même boulot.

L’essai: un non-terminus de la pensée

En 2017, en lisant l’excellent Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac, 2017) de Mathieu Bélisle, j’ai été frappé par cette idée de la pensée du terminus. L’auteur remarque qu’au Québec, pour diverses raisons, les gens donnent souvent l’impression d’être arrivés quelque part et de s’en contenter. Ça l’énerve, mais là n’est pas le point le plus important.

Ce qui ressort surtout, c’est l’appel que Bélisle adresse aux Québécois et Québécoises en les invitant à sortir de ce contentement pour aller plus loin et se confronter à l’ailleurs. Il résume ainsi une autre fonction de l’essai: la quête de soi dans – et dans la pensée de – l’autre. Pour s’enrichir de la différence des visions du monde.

Vous me pardonnerez de donner un deuxième exemple concernant Mathieu Bélisle, mais c’est qu’accepter cette invitation à aller plus loin et à se confronter à l’ailleurs est ce qui m’est arrivé, et totalement, en lisant son deuxième essai, L’empire invisible: essai sur la métamorphose de l’Amérique (Leméac, 2020).

Alors que j’étais vendu à l’idée du déclin de l’empire américain, comme plusieurs d’entre vous j’en suis certain, Bélisle arrive avec un regard oblique sur la chose. Même si le film de Denys Arcand et bon nombre d’intellectuel·les ont depuis des années enraciné cette théorie à coups d’articles, de livres et de thèses, la prémisse de Bélisle, d’une simplicité déconcertante, a fait s’écrouler mes certitudes au sujet des États-Unis.

Loin d’être en déclin selon lui, l’empire se transforme pour mieux étendre son pouvoir. À son hypothèse s’ajoute l’intention, présente tout au long du livre mais jamais nommée, de nous forcer à nous demander:«Pis, j’en pense quoi?»

La bonne vie de l’essai, après l’impression

Il arrive que l’on dise d’un livre, d’un essai par exemple, qu’il connaît une belle vie en librairie. Chaque fois que j’attrape une telle conversation, j’ai un sourire ironique et le mot qui me vient alors en tête est: quantification.

Ce qu’on veut dire en affirmant ça, c’est que le livre se vend bien. Le sociologue (méconnu) Gilles Gagné, qui fut mon professeur à l’Université Laval, disait souvent que nous vivons dans un monde où le mantra semble être: «Si quelque chose existe, il doit exister en une certaine quantité et cette quantité peut être mesurée.»

La vie des essais qui me paraît surtout intéressante n’est pas celle qui se mesure en nombre d’exemplaires vendus, mais en opportunités de voir les idées qu’ils contiennent être discutées, débattues. Cela demeure toutefois intangible et vouloir mesurer une telle chose revient à tenter de nommer les raisons de notre amour. C’est inutile. Ça ne veut pas dire que ça n’existe pas.

J’admire donc ces chemins de traverse, fréquentés par les idées contenues dans les essais, et la vie que leur donnent les lecteurs et lectrices. Ça se passe dans leur tête, mais aussi dans des clubs de lecture, autour d’un micro ou d’une bière de micro, où ils discutent d’une idée de Martine Delvaux, Serge Bouchard, Rodney Saint-Éloi, Frédérick Lavoie, Aurélie Lanctôt, Catherine Voyer-Léger, Dalie Giroux; et peut-être même de celles de Mathieu Bock-Côté – je ne parle pas ici que de Mark Fortier.

L’essai a cette faculté de faire dialoguer le lectorat avec l’auteur, l’autrice. Dans cette ère de polarisation du discours, c’est une fonction de première importance qui donne aux mots un pouvoir dialectique.

Puis, l’essai fait honneur à la pensée du philosophe Henri Bergson, l’apôtre du temps long et de la durée, en opposition au tic-tac de l’instant. J’irais même jusqu’à avancer que l’essai, comme genre littéraire, est révolutionnaire puisque publier un tel type de livre au temps de la pensée pressée, c’est refuser la compression des idées et choisir la dynamique profonde de la réflexion.

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J’aime la force de la comparaison et de la mise en parallèle des idées. Pour mieux comprendre l’intention première de cette lettre d’amour que j’adresse ici à mon genre littéraire préféré ainsi qu’à ses éditeurs et éditrices, ramenons la chose au hockey. Cela est coutume au pays.

Martin St-Louis fut un très grand petit joueur de hockey dans la Ligue nationale.

Étonnamment, il n’a jamais été repêché. Ses 5 pieds 8 pouces et ses 173 livres faisaient peur à tous les directeurs généraux.

En 1997, le boss des Flames de Calgary, un certain Al Coates – genre de remarquable oublié de l’histoire de la LNH – offre un essai au camp d’entraînement de son équipe à ce petit Québécois né à Laval. La suite de l’histoire est Histoire. Un peu comme si Réjean Tremblay l’avait écrite pour lui. En 1134 matchs, St-Louis a marqué 391 buts, récolté 642 passes, pour un total de 1033 points. En plus, accessoirement, d’être intronisé au Temple de la renommée du hockey à sa première année d’admissibilité.

Je perçois les éditeurs et les éditrices d’essais comme ce directeur général des Flames de Calgary. Ils permettent à des idées de tester leur valeur sur le marché de la pensée, en n’empruntant pas les canaux traditionnels – radio, télé, réseaux sociaux – pour y parvenir.

Juste pour ça, il faut soutenir ces maisons d’édition. Aussi, acheter et emprunter leurs livres, et en parler. Et pourquoi pas, soumettre un manuscrit. Oui, vous. Envoyez.

Même pas game d’essayer.

 


Jean-Philippe Pleau anime et réalise l’émission de radio Réfléchir à voix haute, sur ICI Première. Auparavant, il a coanimé l’émission C’est fou avec l’anthropologue Serge Bouchard, à la même antenne. Sociologue de formation, il espère éventuellement trouver le temps de publier le récit de son expérience de transfuge de classe.

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