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Jacques Bertrand Junior attend son prix littéraire

Jacques Bertrand Junior attend son prix littéraire

Même si le troll de la chanson rock underground ne le voulait pas, ses paroles se retrouvent dans un livre.

L'arrière-boutique

Même si le troll de la chanson rock underground ne le voulait pas, ses paroles se retrouvent dans un livre.

Jacques Bertrand Junior peste. Ironiquement, bien sûr. « Je n’ai toujours pas reçu de prix littéraire ! Je pensais que tous ceux qui faisaient un livre finissaient par avoir un prix, pis je n’ai pas encore reçu le mien ! Il est où? Je ne demande pas le Goncourt ou le Nobel là… »

Musicien à la va-comme-je-te-pousse, poète involontaire, bonimenteur n’ayant rien à vendre, abeille dans le full face d’un underground toujours trop prompt à échanger son intégrité contre la promesse d’un beau blouson de cuir, Jacques Bertrand Junior a fait un livre — ben oui — et presque contre son gré. « Je trouve ça carrément bizarre. »

La dernière fois que Jacques Bertrand Junior s’est présenté au Salon du livre de Montréal, c’était il y a plus de 30 ans, et c’était pour se faire congédier. Le chanteur à la voix aussi râpeuse que son sens de la dérision n’avait encore que dix-huit ans et récoltait alors de quoi boire le soir venu en s’échinant, habituellement, dans l’entrepôt d’un diffuseur de livres d’art. Chargé de surveiller le kiosque de son employeur dès l’ouverture des portes, il se présentera deux heures en retard, pour être accueilli par un patron alarmé que son insouciant de sous-fifre ait ainsi offert ses précieux produits aux mains des voleurs.

« Ça c’t’à moi ça c’t’à toi la propriété c’est le vol », proclamera ce même paresseux satisfait plusieurs années plus tard, en 2006, sur Vacher, ultime album de son regretté groupe Jérémi Mourand, texte désormais reproduit dans Un micro est une arme dangereuse, le recueil de paroles de chansons qui ramenait cet automne Jacques Bertrand Junior, 50 ans, à la Place Bonaventure, sous le même toit que Ricardo, Janette Bertrand et Jean Chrétien.

J’ai dit à tous mes chums qui voulaient venir me voir au salon : « Ben non, venez pas, c’est 8 $ de cover ! », raconte-t-il, réellement ahuri par pareille escroquerie. L’un d’entre eux se faufilera quand même à l’intérieur sans payer, en se faisant passer pour un livreur, et lui tiendra compagnie au kiosque de l’Oie de Cravan, en taquinant le pastis, jusqu’à ce qu’un vaillant gardien de sécurité leur signale que le Salon du livre est un évènement familial. « Notre table avait l’air d’un bar. »

Fucker gentiment le système

Alors qu’il a 23 ans, Jacques Bertrand Junior passe à travers toutes les nouvelles littéraires qu’il a écrites depuis l’adolescence. « Je me suis trouvé tellement mauvais que je me suis écœuré. J’ai décidé d’arrêter d’écrire, d’arrêter de lire. » Promesse à laquelle il est, à ce jour, toujours fidèle. Les expérimentations musicales qu’il fomente dès lors avec sa guitare, avant de les déverser dans une petite console quatre pistes, ressemblent rapidement à des chansons. Il utilise les compilations maison qu’il élabore à l’aide de cassettes vierges afin de soutirer des bières à ses amis qui les coulent derrière les nombreux comptoirs où il a ses habitudes. Une cassette contre une pinte : bon deal.

Le trublion abandonne encore parfois aujourd’hui des copies de ses disques dans les rayons d’un Dollarama d’Hochelaga, ou au Archambault rue Berri, ce qu’il appelle ses « dons à l’étalage », un « geste qui fucke gentiment le système. »

Deux albums traditionnellement et dûment distribués signés Jérémi Mourand, För (2002) et Vacher (2006) : ainsi se résume le bref flirt de Jacques avec l’underground musical officiel, une concession que lui arracheront ses collègues de l’époque, qui rêvaient de gagner leur vie avec leur rock. Le groupe cartonnera sur les ondes de CISM et CIBL, mais son ancien leader est trop conscient de la nature oxymorique du palmarès d’une radio universitaire ou indépendante pour réellement s’en enorgueillir.

Jacques Bertrand Junior reviendra, après la dislocation de Jérémi Mourand sur scène en 2006, au subversif modus operandi de ses débuts : changer de nom d’artiste à chaque album, voire à chaque concert (Cou coupé, Le Collège d’ingénierie à l’œil), constamment se dérober, glisser entre les doigts de tous ceux qui tentent de l’épingler au mur des célébrités locales.

Il blague qu’il veut un prix littéraire, mais rien ne le dégoûterait davantage. « Ma guitare est une pelle/que je porte en collier/ce micro un lampadaire/qui me flatte plus qu’il ne m’éclaire », chante celui pour qui « les rebelles de tapis rouge » et « les rois du tapis roulant » « travaillent à ce que rien ne bouge ».

Dans les années 1980, 1990, un micro, c’était un privilège. Aujourd’hui, tout le monde a son micro, sa caméra, et il faut se méfier de l’image qu’ils nous renvoient. L’ADISQ, ça m’écœure, comme les Grammy m’écœurent, comme le GAMIQ [Gala alternatif de la musique indépendante du Québec] m’écœure. Un gala dans une cour d’école m’écœurerait autant. L’enflure des personnalités, c’est malsain, et ma présence ici, devant ton enregistreuse, est en totale contradiction avec ce que je pense.

Je m’oppose à toute forme de médiatisation

Tout le monde veut publier un livre. Tout le monde veut être invité à la radio. Tout le monde rêve d’avoir sa face dans le journal (ou dans un magazine littéraire). Si bien qu’il y a quelque chose de presque hygiénique à s’entretenir avec celui dont le nom s’est retrouvé sur la tranche d’un recueil même s’il n’a très exactement rien fait pour que ça se produise (bien au contraire).

Écrivons-le au risque d’exagérément abreuver sa réputation de pilier de taverne qui boit « comme un égout » : Jacques Bertrand Junior ne serait sans doute pas assis à la même table que nous, dans ce second salon qu’est pour lui le Cheval blanc, si nous ne l’avions pas appâté avec quelques pintes fraîches. « Il est entendu que je m’oppose à toute forme de médiatisation » : la mise en garde découpe la page 33 de Un micro est une arme dangereuse, créé après moult tentatives de persuasion et un peu de (défendable) tordage de bras.

« Je mets de la pression depuis assez longtemps pour qu’on fasse ça et il s’est toujours trouvé des raisons pour se défiler, la dernière en date étant qu’il n’avait pas ses paroles au propre », raconte l’écrivain Maxime Catellier, qui entreprendra de recopier lui-même chacun des textes de son ami, avant de déposer chez lui, pour révision, une liasse de feuilles. « Il y a une volonté de ne pas faire œuvre chez Jacques, un aspect dadaïste dans son approche de la création. Je pense à plein de figures comme Jacques Vaché ou Arthur Cravan, des gens dont on a réuni l’œuvre à leur place pour en montrer quelque chose. »

La version de Jacques Bertrand Junior, à qui l’on ne demandera jamais de donner un cours d’autopromotion 101 :

L’affaire, c’est que plein de phrases là-dedans [dans son livre], c’était juste du wrawrawra, du niaisage que je chantais en gossant sur ma guitare, que j’ai fini par changer en mots. On est souvent sous l’influence de substances quand on jamme longtemps, ce qui fait qu’il y a des images qui apparaissent. Elles sont là pour servir la musique. C’est tout.

Faire (anti-)œuvre

Cette implacable autocritique ne résiste évidemment pas à l’épreuve d’une vraie lecture. Il y a souvent plus de poésie dans quelques mots murmurés (ou vociférés) par Jacques Bertrand Junior que dans bien des plaquettes sédatives qui prennent la poussière chez les libraires. Il y a plus de vie, plus d’oxygène, plus de véhémence et d’exultation dans quelques-uns de ses couplets que dans cette petite littérature pantouflarde n’aspirant qu’à être sacrée coup de cœur. Il y a du désespoir, de la lucidité et de la joie chez ce chantre de la « triste époque formidable », chez cet « acrobate de minuit » (dixit Maxime Catellier) qui avait jadis l’habitude de se suspendre comme une chauve-souris au plafond des salles qu’il mettait sens dessus dessous. « Quand je serai grand je serai/un écrivain musclé/un poète de peu de mots », beuglait-il ironiquement (encore) dans son tube (!) « Écrivain musclé », une prophétie à laquelle il ne croyait pas pantoute, mais qui s’est pourtant concrétisée (en quelque sorte). Leçon : prenez garde à ce que vous lancez dans l’univers.

Jacques Bertrand Junior au Cheval Blanc lors de son lancement le 30 octobre 2018

La poésie, après tout, ne loge pas que là où on l’attend, rappelle Catellier dans la postface d’Un micro est une arme dangereuse :

Ma relation amour/haine avec le milieu littéraire, sorte de tension non réconciliée avec l’illusion de se sentir appartenir ou non à un monde en vase clos qui se nourrit autant d’égoïsme et de jeux de pouvoir que la moindre des cours d’école, me vient en partie d’un rapport à la poésie qui n’a jamais été confiné au livre et a trouvé toutes sortes de traverses pour y cueillir ses fleurs, au bord des chemins de gravelle, dans les craques des trottoirs ou dans les déserts et océans quotidiens qui donnent la soif d’avancer malgré l’inutile.

La grande bénédiction de Jacques Bertrand Junior? Même le petit pouvoir qu’incarnent les insoumis de centre d’achats ne veut pas de lui :

Une heure de retard au congrès d’anarchistes
rouleaux de sous noirs refusés par l’autobus

le gros label punk nous a pas signés
on devra faire nous-mêmes les choses qui nous font chier

(« Au moins il pleut »)

« Tout le discours sur l’apparence d’être contre le système alors que finalement, c’est une business en soi d’avoir l’apparence d’être contre, tout ce discours est extrêmement fort et Jacques ne peut pas dire que c’est arrivé par accident », insiste Maxime Catellier. « Jacques fait très attention à ses mots parce qu’il sait à quel point on peut récupérer tes paroles et te faire dire le contraire de ce que tu penses si tu n’es pas prudent. » Avec une pinte et demie dans le corps, Jacques Bertrand Junior finit par admettre qu’il y a une phrase dans son livre qui le rend fier. Une phrase qui n’est pas de lui, la dernière de « Au moins il pleut » : « je n’aurai réussi que quand les autres auront échoué ».

J’en profite parfois pour sortir une couple de phrases qui me mettent en tabarnac pour vrai. « Je n’aurai réussi que quand les autres auront échoué », j’ai lu ça dans un thread Reddit. Ce thread-là compilait des citations tirées d’albums de finissants de collèges américains. Ça arrive que tu tombes sur des perles en perdant du temps sur Internet. Je trouvais ça puissant comme phrase, tellement destroy. Ce qui va mal dans le monde, c’est pas mal tout dans cette phrase-là.

Qu’est-ce que ça te fait, Jacques, d’être un artiste culte? « Ça me dit juste que même si tu te mets à l’écart, même si tu ne veux pas jouer de rôle dans la pièce de théâtre, ils vont t’en donner un quand même. » ♦

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Jacques Bertrand Junior
Montréal, Oie de Cravan
2018, 76 p., 16.00 $