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Il paraît que tu résistes

Lettre à l'écrivaine
Thématique·s

Il parrait que tu résistes

Fanny,

Il paraît que les femmes qui écrivent ont toujours l’impression de devoir voler du temps pour le faire.

Tu résistes.

Il paraît que la maternité et l’écriture sont courroies de tension, que le concept de dissonance cognitive colle parfaitement à l’anxiété de l’autrice qui doit aussi se plonger dans le concret familial.

Tu résistes.

Il paraît qu’il y a huit ans, j’ai uriné sur un test de grossesse. Il paraît que le résultat positif m’a donné un vertige aussi large qu’inexplicable. Dans mon ventre de nouvelle diplômée du programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre, cette question: est-ce possible de conjuguer la vie, la vraie, avec celle plus intangible de l’écriture? Il paraît que j’ai pensé à toi, fort. Que je t’admirais déjà. Que j’ai pensé «si Fanny peut, je peux». Il paraît que j’avais raison de te prendre en exemple.

J’ai résisté. Parce que je te voyais déjà le faire.

On peut remercier les gens qui nous donnent envie d’assumer nos colères, d’affronter nos inconforts. On peut remercier les gens qui écrivent avec lucidité ce qu’il y a de ténèbres dans les interstices de nos humanités fendues. On peut remercier les gens qui nous permettent de respirer un samedi matin devant l’amas de contradictions qui s’accumulent sur le plancher de notre maternité. Ceux qui n’utilisent jamais jamais jamais le mépris pour dire le monde. Qui savent qu’on peut être vertical tout en étant fragile. Qui peuvent nous apprendre à voir sans imposer une vision. Qui nous nuancent le thorax, la culpabilité, l’enivrement. Qui sont solidaires de ces hurlements silencieux qui nous tiennent éveillées au travers des foules attroupées de nos cauchemars. Qui acceptent d’être une personne de doutes et qui nous en donnent aussi la permission. Qui créent une sororité franche entre les artistes qui tentent de s’inscrire quelque part dans un milieu difficile, compétitif. Qui savent lire et relire leur propre récit intime pour y décoder le moins évident. Qui osent répandre du sensible et de l’altérable malgré les tremblements.

Oui.

On peut remercier les gens qui nous font croire qu’être debout à travers les fucking tempêtes, c’est possible. Que l’intolérable en raconte aussi beaucoup sur nos forces. Que c’est beau aussi, arrêter de s’essouffler dans le parcours pourri de nos concurrences intérieures.

Fanny, merci.

Ta voix se répand dans le monde comme de la tisane dans un œsophage tracassé. Ton humanité est pleine de nuances, de degrés, tu allèges même les cœurs les moins ouverts. Ta pertinence, quand tu t’interroges, est véritable. Que Fanny-qui-doute le veuille ou non, tu es essentielle.

Je me rappelle que Romane avait six mois. Son papa et moi l’avions fait garder par le directeur technique du spectacle sur lequel nous travaillions au Théâtre de la petite marée, à Bonaventure. Nous allions voir ta nouvelle pièce Bienveillance et j’avais probablement mis mon premier rouge à lèvres depuis longtemps. C’était au théâtre de Carleton. En plein milieu du spectacle, je me suis mise à pleurer, sans être capable de m’arrêter. Je pensais à ma fille là-bas, je pensais à ton personnage d’enfant entre la vie et la mort, je pensais à toi, à moi, à ce fameux état «d’écrivaine» que tu portais admirablement bien. Je pleurais ce que tu me donnais d’humains à pleurer, mais je pleurais aussi tout ce que j’étais en train d’apprendre sur mon métier. L’écriture est une rencontre imprévisible avec l’autre, et la tienne, ce jour-là, a marqué mon chemin.

Delporte

Je me rappelle aussi un samedi matin. Moi assise sur la chaise confortable de la coiffeuse avec tes Retranchées entre les mains. Moi qui espère que ces mèches ne finiront jamais, que ce moment n’arrêtera jamais, que tes mots auront en moi un écho perpétuel. J’ai fini de te lire et j’ai eu envie que tu sois là, sur l’autre chaise. J’ai eu envie de me retourner vers toi. De me lever. De te serrer dans mes bras. De te dire merci, merci Fanny. Tes mots ont coloré mon âme. En même temps que la teinture, mes cheveux. (Je doute de ma comparaison, mais tu m’as appris à tolérer le doute.) (Mais je doute quand même.)

Certains soirs difficiles, dans ma maternité solitaire, je te voudrais cachée dans ma cuisine. Si je pouvais, je me retournerais vers toi, les yeux pleins d’eau, et je me permettrais ceci: Fanny, j’ai peur, j’ai mal, je me sens petite, pas capable, je me sens seule et je sens que tout tremble en moi, mais Fanny, je sais que tu comprends, et cette certitude m’aiderait à respirer un bon coup et à traverser cette minute insupportable. Et comme ça, une minute après l’autre, je réussirais à trouver un espace de calme en moi. Et c’est pour ça, Fanny, que tu es nécessaire. Ton écriture est le genre de rencontre qui nous donne la certitude de ne pas être seule. Elle aide tes lecteurs à trouver un espace de respiration inédit en eux.

Il paraît que j’avais raison de résister. Comme toi. Il paraît que je t’aime. Il paraît que je ne te l’avais jamais dit. ♦

Rébecca

 


Rébecca Déraspe est autrice dramatique. Elle a écrit plusieurs pièces jouées et traduites à travers le monde dont Gamètes, Je suis William, Nino, Le merveilleux voyage de Réal de Montréal, Peau d’ours et Deux ans de votre vie.

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