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Histoires doubles

Entre fiction et autofiction, le poète Franz Schürch prend acte, dans ce premier roman, des vertiges ordinaires, joyeux et malheureux, d’un groupe d’ami·es et d’amant·es.

Roman

Entre fiction et autofiction, le poète Franz Schürch prend acte, dans ce premier roman, des vertiges ordinaires, joyeux et malheureux, d’un groupe d’ami·es et d’amant·es.

Comédie est l’histoire double de la chute vers la mort de Roche, quarante ans, et de l’ascension vers l’amour de Roi, vingt-quatre ans. Amateur d’étymologie et de géographie antique, Roche est un personnage trop grand pour son monde. Souvent échauffé par l’alcool, il a tendance à blesser celles et ceux qu’il aime par son verbe haut et incisif. Parce qu’il sent que le décalage entre la société et lui se creuse, et qu’il se sépare de la mère de sa petite fille, il répète à qui l’écoute que sa vie est un échec. Cette «crise de la quarantaine» est aggravée par des problèmes de santé, et à la fin du livre, Roche meurt d’un malaise cardiaque, seul, un lendemain d’excès. 

À l’inverse, Nicolas Roi flotte avec un certain bonheur, au gré des courants de son existence. Dilettante quasi professionnel, il butine de matière en matière à l’université, sans viser de diplôme en particulier. Il possède aussi l’art de dire oui aux moments qui se présentent et à ses propres émotions. Il rencontre la pétillante Nicole, jeune avocate, la perd de vue, la recroise, puis en devient amoureux.

Fiction/autofiction

Le personnage de Roche est inspiré de Warner Alexander Roche, violoniste du groupe de musique «électro-folko-poético-punk» Les Abdigradationnistes, et ami, dans la vie, de l’auteur lui-même. Roi paraît bien plus fictif. En plus de doubler les registres, tragique et comique, Comédie combine les modalités de la fiction, en articulant des éléments autofictifs à une intrigue inventée de toutes pièces.

La «comédie» de ce roman (celle qui, par définition, finit bien) est l’histoire romantique du «duo-miroir» Nicolas Roi et Nicole Régina – histoire qui semble relever de la fabulation, tant elle respecte les codes de la comédie amoureuse. La tragédie, quant à elle, trouve ancrage dans la réalité. Warner Alexander Roche, dans l’ouvrage, est le meilleur ami de Franz Emmanuel Schürch, double de l’écrivain. Il évolue entre Villeray, la Petite Italie et le Mile End, suivant des parcours détaillés et réalistes, croisant des personnages connus de la vie culturelle montréalaise, comme Pascal-Angelo Fioramore, abdigradationniste et cofondateur des éditions Rodrigol, ou Claudine Vachon, poète et cofondatrice de la même maison.

À noter que la figure de l’auteur apparaît très en retrait dans cette partie autofictionnelle: principalement mentionné par d’autres personnages, à peine présent, Franz Emmanuel Schürch porte un sempiternel habit noir, signe des deuils et des malheurs à venir. À un moment où la littérature québécoise privilégie une conception du monde articulée sur une multitude de «Moi-centres», il est intéressant de rencontrer des Moi littéraires orbitaux qui reposent la question de la résidence ontologique de chacun·e: habite-t-on au centre de nos univers?

Badineries

Franz Schürch joue habilement avec les tensions génériques: comédie et tragédie s’enchevêtrent, au même titre que fiction et autofiction, dans un Montréal tantôt réaliste, tantôt décoratif et conventionnel. Mon éducation française n’a pas pu s’empêcher de retrouver la Jeanne du Conte de printemps (1990), d’Éric Rohmer, ou les Colin et Chloé de L’écume des jours (1947), de Boris Vian, dans certains des protagonistes de Comédie. Roche mentionne d’ailleurs le roman de Vian. L’écriture de Schürch partage une caractéristique avec celles de l’auteur de L’automne à Pékin (1947), de Réjean Ducharme et de certains réalisateurs de la Nouvelle Vague française: elle met dans la bouche des personnages un irréalisme langagier construit sur un registre plus soutenu, plus littéraire, plus badin aussi, qui parfois regarde ailleurs, parfois souligne sans fard les sous-entendus d’une situation. Cette préciosité, favorisée par des dialogues théâtraux (tant par leur déroulement que par leur mise en page), se retrouve également dans la narration.

Il y a, dans cette sublimation du réel, un refus du monde tel qu’il est: c’est le cas pour Roche. Or, le trio formé par Nicolas Roi, Nicole Régina et Caroline Avril, s’il adopte ce langage badin, semble néanmoins assez en paix avec la société néolibérale dans laquelle il évolue – le confort d’une classe moyenne, urbaine et occidentale. Ce sont donc bien des personnages de comédie, c’est-à-dire d’un genre qui, sous l’Ancien Régime, se termine toujours par un mariage, ainsi que par la reconduite des structures familiales et sociales. La lecture du roman oscille entre une acception littérale de son titre, et une autre plus grinçante, selon la façon dont on envisage la trajectoire de Roche. Mais l’acceptation du monde tel qu’il est paraît l’emporter, comme si la badinerie langagière n’était qu’un fard, un luxe, un plaisir. On peut l’apprécier, ou cela peut irriter. Il reste dans tous les cas que Comédie est un livre maîtrisé.

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Franz Schürch
Montréal, Le Quartanier
2023, 304 p., 28.95 $