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Guérir de sa naissance

Guérir de sa naissance

Dans un recueil qu’elle consacre à son identité de Beauceronne et à sa famille, Maude Veilleux lance un cri mêlé d’inquiétude et de colère.

Poésie

Dans un recueil qu’elle consacre à son identité de Beauceronne et à sa famille, Maude Veilleux lance un cri mêlé d’inquiétude et de colère.

Maude Veilleux serait-elle une nouvelle Hélène Monette, elle-même issue de la cuisse de Josée Yvon? Il en faut une par génération, de ces filles brillantes, brûlées par notre société, dont elles n’arrivent pas à se protéger, de ces âmes tourmentées pour qui un projet de livre deviendra une planche de salut. Renouveler le genre n’est pas leur but premier, mais c’est tout de même en disloquant la langue qu’elles parviennent à imposer leur propre dictionnaire (leur lexique «de marde», dirait Veilleux).

L’expression «classe moyenne» ne semble pas vouloir se démoder. Les journalistes et les commentateurs continuent d’en user, tandis que certains poètes la chérissent comme on chérirait son bouc émissaire préféré. En 2011, Yves Boisvert publiait le recueil de poésie Classe moyenne, qui prétendait secouer les consciences. Maude Veilleux, elle, se présente de la manière suivante dans une courte préface: «Je suis née en Beauce dans un milieu plutôt pauvre. La classe moyenne. Moyenne basse. Moyenne niveau sous-sol.» Il y a peu, on appelait encore «classe ouvrière» ces groupes d’individus célébrés par la gauche militante et mobilisés par la lutte syndicale et la défense de leurs droits. Mais voilà, les temps ont changé: à quelques exceptions près, la colère et la fière solidarité des travailleurs devant les injustices ont peu à peu cédé la place au repli sur soi. Voilà le travail de sape accompli sur l’inconscient collectif par une autre classe, celle des grands patrons.

Maude Veilleux nous soumet la vraie question: pourquoi des familles que les mauvaises conditions de travail et la pauvreté ont jadis attirées dans le camp des guerriers se sont-elles retrouvées un jour à voter pour un Donald Trump? À coup sûr, une sorte d’aliénation s’est produite, et les poètes en ont pris acte. L’intérêt de Veilleux pour ses origines concerne beaucoup moins le métier exercé par les siens (trois générations de travailleurs d’usine)
que leur manière d’imaginer, de rêver leur vie. Comme quoi les classes sociales sont aussi des classes de pensée. Et ce sujet obsède l’autrice, qui nous dit dans sa préface: «Je voudrais passer à autre chose, mais c’est ma matière natale.»

Un style sans retenue

On ne sait trop de quel côté se range Maude Veilleux quand elle nous parle de la société hyper branchée, hyper médicamentée, trop performante et trop rapide dans laquelle elle a atterri en quittant les siens. Son nouveau milieu n’a pas résolu ses problèmes d’insomnies et de dépendance. Gageons qu’il les a même empirés.

On pourra être heurté par le style du livre, truffé d’anglais et d’expressions trash, voire scatologiques. L’écriture semble dénuée de la moindre balise: tout se passe comme si l’œuvre se voulait le déversoir des impulsions de la poète, un espace où l’on peut tout écrire en vrac, sans contrainte. Or un auteur n’a pas toujours intérêt à écrire avec ses tripes. La poète, happée à jamais par internet et les réseaux sociaux, réaffirmait justement l’année dernière au Devoir que «[s]on ordinateur, c’est le lieu où [elle] veu[t] vivre1.» Encore ici, cette pensée s’impose: «On peut pas se sortir de l’époque/l’époque est une prison». Une telle résignation serait fatale si des instants de belle lucidité ne venaient éclairer cet univers déprimant au possible. «L’époque est apathique/sans échelle/j’ai pas pleuré pendant mon divorce/j’ai pleuré la semaine passée quand mon chat a vomi.»

En vérité, il est peu question ici de la classe moyenne ou moyenne basse, et la poète ne fait pas vraiment le vœu d’un combat pour ces travailleurs dont elle se réclame. C’est pourtant lorsqu’elle parle des siens qu’elle est le plus intéressante et le plus réfléchie:

quand on me dit que je suis trop trash
on me dit que mon trop peu de capital culturel
que mes manières de fille de la beauce
que ma jeunesse à servir de la bière
à des monsieurs cassés en deux par la vie
que mon expérience du réel ne vaut rien

Malgré les sursauts d’espoir («je veux une pause/je veux la fin de l’apathie/une claque/une main tendre»), Maude Veilleux se consacre à toute la noirceur dont elle a fini par hériter. Elle cherche un abri et une posture, préférant «être un roseau qui capote/ qu’un gros câlice d’arbre right». Possédée, cernée par une société qui l’écœure, elle tente de sauver sa peau en se sevrant de tout (alcool, Xanax, Ritalin, Concerta). Mais quand elle répète sur quatre lignes «marde/marde/marde/marde», qu’espère-t-elle qu’on en pense? Pas grand-chose, probablement. Et ce qui se révèle ici, ce qui n’est pas dit, c’est l’idée que perdre à ce point le vocabulaire, c’est capituler devant la réalité comme devant la vie. On referme d’ailleurs Une sorte de lumière spéciale sur un dernier aveu, très lucide, qui dénude entièrement Maude Veilleux: «Si je perds le langage/je suis sans refuge.» ♦

  • 1. Dominic Tardif, «Pour Maude Veilleux, le bonheur est dans l’ordinateur», Le Devoir, 27janvier 2018.
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Maude Veilleux
Montréal, l'Écrou
2019, 104 p., 10.00 $