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Générations

L'espace franco-canadien

J’ai commencé l’année en prenant la décision de séparer mes cheveux au milieu, histoire de passer pour une Zoomer. Pas que mon âge me dérange – je suis toujours la même. Plutôt une envie de renouvellement, capillaire et personnel. Je participe au défi «30 jours de yoga», aussi. Ces petites lubies me font parfois sentir bien de mon époque; nous sommes légion à les partager, si j’en crois mon fil Instagram. Mais la plupart du temps, je reste perplexe devant les passions qui saisissent celleux que je fréquente sur internet. La distance qui nous sépare me donne le vertige. Vous allez bien, les ami·es? Qu’est-ce qui vous fait courir comme ça? Je ne suis décidément pas dans le coup.

Cette idée d’appartenir à un groupe, à un courant… Ça fait six ans que je suis en Ontario et je ne sais toujours pas avec qui j’écris. Sur mon bureau, j’ai trois photos: un selfie avec Antoine et Emilio, en coulisse de notre show pour le projet «Manifeste», à Sudbury; une photo d’Aurélie qui attend ses mets chinois au King’s Café, en marge du Salon du livre de Hearst; et un selfie avec France et Daniel – magnifique photobomb! – prise au Frye à Moncton. C’est tellement vaste, pas-Montréal. J’y ai noué de belles acoquinances au fil des ans. Mais même en ayant les deux pieds bien plantés dans la communauté littéraire franco-canadienne, je reste toute seule dans mon coin.

J’aimerais ça, avoir des acolytes d’écriture. Des gens près de moi qui comprendraient pourquoi je m’arrache les cheveux compulsivement. Qui vivraient, elleux aussi, avec le mot juste toujours sur le bout de la langue, jamais au bout des doigts. Qui placeraient la littérature au cœur de leur vie, et vivraient à quelques minutes de marche de chez moi. Un collectif – une génération. On pourrait aller au café et travailler sur nos petits poèmes, commenter nos dernières lectures, débattre de la valeur des métaphores minières dans la poésie nord-ontarienne. Si ton poème parle pas de roche, a-t-il vraiment été écrit à Sudbury? Mais Daniel a mal à la gorge alors on va devoir remettre ça. France, elle, a tellement de projets en cours que je ne crois pas qu’on se verra avant l’été. Thierry est très prudent, pour l’instant on s’en tient aux rendez-vous sur la patinoire. Et j’en viens à ne plus savoir si ce besoin d’avoir des pairs est un caprice, si je ne ferais pas mieux de me contenter des livres, des chats et des saisons à plein ciel pour me sustenter.

C’est pas évident, écrire à Sudbury.

Robert, Patrice et Jean Marc entrent dans un bar – disons, la Coulson. Deux d’entre eux en ressortent avec des Prix du Gouverneur général et le troisième, une nomination au Prix des libraires du Québec, trente ans après les faits. Il n’y a aucune femme parmi eux, ou bien elles sont trop occupées à prendre des notes pour apparaître sur la photo officielle. À sept cents kilomètres de là, des autrices étourdissantes se mettent à hurler qu’elles en ont marre qu’on les enterre vivantes et je les applaudis à tout rompre devant mon écran d’ordinateur. Est-ce qu’elles m’entendent si je me tiens au milieu de la forêt?

Vus de loin, les mythes paraissent toujours plus simples qu’ils ne le sont. Les auteur·rices demeurent des individus à peu près reclus avec des pratiques distinctes et je doute qu’iels apprécient que je les regroupe dans le même panier sous prétexte que je les vois discuter sur Facebook. Car c’est surtout là qu’elle se passe, ma vie littéraire: dans un espace dématérialisé où les conversations ne dérivent jamais vers «pis, as-tu vu que Michel avait un ours dans sa cour la semaine passée?».

Chaque fois qu’on me rappelle que Sudbury est la capitale symbolique de l’Ontario français, j’ai une pensée pour tous·tes celleux qui la confondent encore avec Hawkesbury – c’est la faute à Jean Leloup. Passé la rivière des Outaouais, tout se vaut, apparemment. La réputation d’une ville a rarement à voir avec son quotidien; l’opinion qu’on s’en fait tient aux personnes qui l’incarnent, aux œuvres qui la capturent et la figent. Puis le temps passe et on reste pris avec des vieilleries.

J’ai l’air de me plaindre que le cercle est trop étroit, et pourtant il s’agrandit dès que je sors de chez moi, car les Sudburois·es sont partout. Aurélie appelle ça la Sudbury Connection. Cette ville est un sésame. Les lieux deviennent des visages. Citoyenneté minoritaire en poche, on est reçu·e, attendu·e partout où l’on va. C’est tellement accueillant, pas-Montréal.

Et je mets mon impatience en veilleuse. J’écris mes petits poèmes, mes proses. Dans l’immédiateté du train qui passe et fait vibrer mon bureau, j’en viens à oublier de regarder par-dessus mon épaule dans l’expectative d’une main solidaire. Pour l’instant, c’est ici que je suis, avec les livres, les chats, les saisons à plein ciel et, comme un fruit mûr, la promesse des rencontres à venir.

 


Autrice et éditrice, Chloé LaDuchesse a publié deux recueils de poésie, Furies (2017) et Exosquelette (2021), chez Mémoire d’encrier. Son premier roman, L’incendiaire de Sudbury, paraît ce printemps chez Héliotrope. Elle réside à Sudbury, en Ontario.

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