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Gardiens d'insécurité

Dossier

Photos | Bruno Guérin

 

Le libraire Scott Moodie: gardiien d'insécurité depuis près de trente ansPhotos | Bruno Guérin

En 1879, le 469, rue Milton n’est qu’une cahute au milieu d’un champ. Plantée non loin de l’université fondée par James McGill soixante ans plus tôt, la baraque abrite des chevaux. Au fil des ans, un quartier se greffe au paysage. Des maisons de ville surtout, parce qu’il faut bien loger les hommes d’affaires qui travaillent au centre-ville.

Puis le bouge où les chevaux font le pied de grue devient une blanchisserie chinoise, parce qu’il faut bien quelqu’un pour laver les chemises des hommes d’affaires. Ceux-ci se déplaceront graduellement vers Westmount et vers d’autres quartiers où l’on ne parle français que pour dire à quel point on aime la « joie de vivre » du Québec dans un Canada uni. La blanchisserie, elle, demeurera en activité durant soixante-dix ans, soit jusque dans la première moitié des années 1970.

Tout en se transformant en ce haut lieu d’ivresse juvénile et de propagation des ITS qu’il est aujourd’hui, le quartier Milton Park deviendra accessoirement l’hôte de la plus grande communauté de coopératives d’habitation au Canada.

Bien évidemment, on ne peut comprendre son passé en cherchant dans les flaques de vomi des jeunes héritiers fiduciaires durant le frosh week de McGill. On peut néanmoins envisager cette histoire en se rappelant qu’en 1967 la baraque biscornue de la rue Milton était logée au cœur du même quartier où se distribuaient les premières copies de la revue underground

; non loin d’un café de folkies qui venait alors d’ouvrir (le Yellow Door), à quelques rues du cinéma d’art et essai l’Élysée.

Au début des années 1970, si l’on se rend à ladite blanchisserie, on croise une série de portes identiques. Des quatre et demie ordinaires, pas de quoi ébouillanter un homard sans l’assommer préalablement. L’appartement adjacent à la blanchisserie est comme les autres, à l’exception d’un détail : une photo de George Bernard Shaw est scotchée à sa fenêtre.

Si vous vous risquez à l’intérieur, en imaginant un quelconque bar clandestin, vous découvrez que vous ne pouvez y acheter que des livres. Même pas de dope, juste des livres. Sensiblement les mêmes que les locataires dans la jeune vingtaine ont passé l’été à vendre dans un Volkswagen sur la côte Ouest canadienne. Adrian King-Edwards et sa copine, Lucille Friesen, tiennent une librairie clandestine.

Dans leur cuisine, toutes les deux semaines, se déroulent des lectures de poésie. Considérant la taille de la pièce, il y a probablement plus de lecteurs que de spectateurs. Les poètes qui seront plus tard associés à Véhicule Press (Endre Farkas, Artie Gold, Tom Konyves, Claudia Lapp, John McAuley, Stephen Morrissey, Ken Norris) y débarquent parfois. La police aussi, mais plus rarement. La vraie dope du couple est sur les tablettes de l’appartement, entre deux couvertures… pas dans les pots d’épices de la cuisine. Il n’y a que dans les films d’Olivier Godin ou dans les livres d’Alain Larose que le métier de policier trouve une résonance poétique. Un matin, comme ça, au milieu des années 1970, Adrian voit une pancarte dans la vitrine de la blanchisserie : « À louer ». En fait, c’était probablement « For Rent », mais peu importe : sa librairie n’a plus à se cacher. Ainsi naît The Word.

Le bouton snooze

Fin de l’année 1997 : le groupe montréalais The Snitches s’apprête à faire paraître son deuxième album, Sleepwalker. Le chanteur se nomme Scott Moodie et son band est en voie de basculer dans l’héroïsme en devenant la prochaine exportation musicale montréalaise digne d’autre chose que d’un Félix. Héroïsme mineur, parce que le monde entier se sacre alors un chouia de ce qui se transpire à Montréal. C’est à Toronto qu’on va pour signer sur un major. Les Snitches signeront tout de même avec Universal, mais rateront leur rendez-vous avec l’histoire (ou le marché, c’est selon) ; un peu à l’image des Unicorns, au début des années 2000, quand The New York Times, Spin et Rolling Stone enchaînent les articles sur Montréal, « la mecque de l’indie rock », où déménage une partie des barbus léthargiques du pays, comme les gars de Wolf Parade, dont l’un des membres sera auxiliaire d’enseignement à McGill, dans un cours de littérature post-moderne.

À cette époque, de mon côté, la léthargie n’est pas ma tasse de thé, même si le bouton snooze est un réflexe le matin, et que mes cours de littérature post-moderne, je les passe souvent au Word. Mon libraire se nomme Scott Moodie et il travaille là depuis déjà une quinzaine d’années. Il a sorti The Libertines au Bifteck, a frenché un gars de Pansy Division et Rufus Wainwright l’a giflé lors de leur première rencontre. Il me conseille des livres et m’invite aux fêtes mémorables qui se déroulent dans son appartement.

C’est un de mes « gardiens d’insécurité », au sens propre et au sens figuré. Il m’empêche de m’encroûter dans l’indifférence. C’est aussi un vrai libraire. Pas un faiseur de hashtags racoleurs. Et il a une de ces mémoires…

Se faire déranger

Après mes études, j’ai un peu perdu l’habitude d’aller me faire déranger au Word. Déranger comme dans « sortir de l’espace dans lequel on est rangé ». En fait, en sortant de McGill, ayant étudié la littérature anglo-saxonne, j’étais passablement mal outillé pour ce qu’on appelle « la vie littéraire ». Faut dire que la littérature québécoise m’intéressait alors assez peu. C’était pour moi une affaire de nostalgie perdue dans le collet de barbe d’un vieux con, ou une lubie de profs en legwarmers espérant que le troisième secret de la Vierge de Fatima serait que Françoise David soit myroblite.

Si quelques-uns se sont imaginé, à travers l’histoire, qu’être écrivain c’est s’offrir une retraite dans un quartier de Tanger à fumer du haschisch tout en caressant une gazelle domestiquée1, ou mieux encore, puffer l’inspiration à même une pipe d’opium sculptée dans un crâne d’enfant, les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre2, disons que l’écrivain québécois, au tournant des années 2000, n’était pas nimbé de cette aura. La littérature québécoise avait plutôt l’aura d’une triste baraque au milieu d’un champ. Il y avait bien L’effet pourpre, L’oie de Cravan, la Conspiration dépressionniste, mais bon…

Mémoires d’Adrian

The Word a peu changé au cours des dix ou quinze dernières années. Adrian, toujours propriétaire, non plus, d’ailleurs. Un peu plus gris, peut-être. Dire que j’ai imaginé cet homme-là austère durant longtemps…

En entrevue, je l’ai entendu rire pour la première fois. Et il sonnait comme un gars qui rit souvent. Son fils aussi. Brendan. Chic garçon qui gère désormais la librairie fondée par ses parents. L’une des bonnes âmes dans ce lieu où rien n’est à risque en cas de cyberattaque : une caisse en bois, un téléphone à roulette, un escalier casse-gueule.

Adriann King-Edward, propriétaire et cofondateur de The Word, dans le salon familial

Adrian habite à un jet de pierre de sa librairie. « L’idée romantique est que j’habite au-dessus », me dit-il. Un peu comme Adrian Monk, le libraire que Catherine Mavrikakis a volé à la réalité pour son roman Oscar de Profundis. Celui qui vend des bouquins rares malgré la foi dans le virtuel qui mène à penser que les livres ne participent qu’à la pollution de la planète. Marie Kondo se lève la nuit pour le haïr.

Après avoir salué Scott (lui non plus n’a pas changé) à la librairie, Bruno (le photographe) et moi nous rendons chez Adrian, en compagnie de ce dernier, de Brendan et de Donna Jean-Louis, la nouvelle compagne d’Adrian. « Gardez vos souliers, vous les enlèverez en sortant du backstore. ». Le backstore, c’est le sous-sol de sa maison. Comme le reste de celle-ci, il est rempli de livres.

Le bureau d’Adrian est un heureux fouillis. Le genre d’endroit propice aux souvenirs. Comme le jour de sa « consécration librairienne » : l’après-midi où les gens de la revue de poésie Northern Journey (1971-1976) lui ont demandé de tenir leur publication en magasin. Ou encore comme la fois où le dramaturge David Fennario s’est présenté pour Québec solidaire. Adrian a conservé la pancarte. Surtout parce qu’il collectionne ce genre de trucs. Ça tombe bien, Fennario collectionne les livres de Lénine. L’échange n’a pas été compliqué. « Je lui ai demandé une pancarte. Il m’a dit: "What do you have to trade?

Richard, Cohen et les autres

Des clients célèbres se sont inévitablement arrêtés à The Word. Mavis Gallant, qu’Adrian a reconduit, par un après-midi pluvieux, en lui laissant un livre que son employé, Ian McGillis (aujourd’hui journaliste à The Gazette), avait écrit.

Irving Layton aussi ; passé à un poil de se faire montrer la porte pour cabotinage : « J’avais un exemplaire de l’Encyclopedia Britannica en cinq volumes. Il était fâché de ne pas y voir son nom. Il voulait aussi un prix spécial puisqu’il était quelqu’un d’important. Et il trouvait que je ne vendais pas ses livres assez cher. Les écrivains trouvent toujours qu’on ne vend pas leurs livres assez cher dans l’usagé… »

C’est comique, du temps où j’étais disquaire chez Primitive, Claude Péloquin faisait la même chose pour ses albums. On m’a dit qu’il faisait aussi ça pour ses livres. Pauvre Pélo, il vieillissait mal, peut-être parce qu’il ne savait pas mourir. Mais il n’était pas le seul à faire chier les libraires. Richard Gingras, du Chercheur de trésors, me parlait dans les mêmes termes de Denis Vanier et de Josée Yvon, qui avaient jeté des livres sur le sol de sa librairie lors de leur première rencontre.

Le 469, rue Milton: de la cahute à la blanchisserie, de la blanchisserie à la librairie

Donna Jean-Louis dans la librairie

« Poor Richard », intervient Donna, elle aussi une inconditionnelle du livre ancien et la propriétaire d’une sidérante collection de bouquins pour enfants de la fin du XIXe et du début du XXsiècle. « Chaque année, après le Salon du livre ancien de Montréal, nous organisons un gros souper à la maison. Richard et Hélène étaient les seuls qui restaient pour faire la vaisselle. » « Gros collectionneur de Kerouac », d’ajouter Adrian. Gros gardien d’insécurité, lui aussi, j’ajouterais.

Alors qu’il se remémore le défunt propriétaire du Chercheur de trésors, Adrian a entre les mains une copie de Let us compare mythologies, de Leonard Cohen. Son premier recueil, publié en 1959. C’est un petit livre brun, comme le premier livre de Pélo, d’ailleurs. Jéricho… dont j’ai trouvé un exemplaire le 24 novembre, la veille de sa mort. Quinze dollars à la librairie Henri-Julien.

Pendant une seconde, je cherche Bruno du regard, question de m’assurer qu’il a bien photographié le tout. Mais il a un peu la tête ailleurs, depuis que le chien d’Adrian, un toutou affectueux comme un poète un jour de paye, s’est pris d’affection pour lui.

Je vous dis ça parce qu’Adrian a vendu 10 000 $ un premier exemplaire mint et signé par Cohen de Let us compare mythologies. La touche n’est pas collée, j’ai écrit dix-mille.

Dans sa contenance, il m’a rassuré : « Ça faisait des années qu’il était à ce prix. Je ne l’ai pas monté à la mort de Cohen. Ce qui a monté, ce sont les éditions plus récentes signées, celles à 200-300$. Mais je vais probablement désormais monter à 12 000 $ pour une copie comme ça… signée. »

Dis-moi, Adrian, combien peut-on en acheter, des baraques au milieu d’un champ, avec ça ? ♦

  • 1. William Burroughs, The Adding Machine : Selected Essays, John Calder, 1985, 196 p.
  • 2. Maurice Rollinat, « Le Fou », in Les névroses, Charpentier, 1883, 400 p. [en ligne sur gallica.bnf.fr].
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