Aller au contenu principal

Frêne blanc ascendant anticapitaliste

Frêne blanc ascendant anticapitaliste

Publier un nouvel ouvrage après un livre aussi percutant que Mettre la hache (Remue-ménage, 2015) n’est sans doute pas chose évidente.

Essai

Publier un nouvel ouvrage après un livre aussi percutant que Mettre la hache (Remue-ménage, 2015) n’est sans doute pas chose évidente.

La qualité de la réflexion et la force de frappe de cette première publication papier en faisaient une entrée en littérature qu’on imagine facilement inégalable. Pourtant, la déception qu’auraient pu provoquer ces attentes élevées ne se concrétise pas à la lecture du Manifeste céleste, dernier opus de Pattie O’Green. Outils divinatoires inédits, la bêche et la binette ont remplacé la hache sans que l’écriture incisive et irrévérencieuse de l’autrice perde au change.

Au fil de ce qu’elle nomme des «aventures spirituelles en bottes à cap», O’Green sarcle avec humour et clairvoyance dans le terreau de l’essai autobiographique, et propose une initiation esthétique et éthique au travail de la terre ainsi qu’au développement personnel. Les types de croissances (tant spirituelle que végétale) se mêlent sous sa plume et fournissent, à travers le récit de l’expérience subjective, un véritable programme politique de déracinement de l’individu, invité à s’arracher du centre de son monde.

Faire forêt

«Je me demande quel est l’intérêt de retrouver notre plein potentiel si on s’en sert seulement pour manifester sa petite carte du ciel individuelle.» En lisant ces mots de l’écrivaine sur le capitalisme identitaire – cette tendance à percevoir le déploiement de la vie intérieure comme la gestion d’une PME en pleine expansion –, on ne peut s’empêcher de les envisager comme un bourgeonnement de la pensée de la regrettée bell hooks. «I am often
struck by the dangerous narcissism fostered by spiritual rhetoric that pays so much attention to individual self-
improvement and so little to the practice of love within the context of community1

  • 1. », écrivait la théoricienne afroféministe, décédée en décembre 2021, dans All About Love: New Visions (William Morrow, 2000), livre dont le manifeste de Pattie O’Green devient l’hommage tristement imprévu.

    C’est bien là le renversement que tente de réaliser ce dernier ouvrage: celui de réinscrire le sujet dans son environnement et de réinjecter du politique dans le spirituel – à moins que ce ne soit l’inverse, ou les deux à la fois. L’horticulture devient ainsi un lieu de frictions et de rencontres entre les classes sociales: on peut y faire pousser de nouvelles alliances. La méditation et le yoga sont interrogés par une conscience critique exacerbée qui passe au crible les privilèges rendant possibles de telles activités, examinées cependant avec une tendresse dépourvue de condescendance. Les savoirs qui germent dans les pages du Manifeste céleste sont incarnés, multiples, aussi radicaux qu’empathiques.

    Loin de toute simplicité naïve, la forêt, telle qu’imaginée par O’Green, est un site d’action politique, le lieu de nos entrelacements, de nos activismes. Nous sommes invité·es à nous intégrer à cet «être complexe où la vie s’exprime dans le tissage des éléments qui s’y trouvent». Proposant une «agriculture antimonocultures, mais aussi antimonopensées», l’ouvrage essaie de devenir un espace où il est possible de produire du commun. Il y parvient notamment en laissant place aux mots des lecteur·rices. Invité·es à écrire dans l’espace du livre, ils et elles sont enjoint·es à quelques reprises à s’impliquer dans un processus qui va au-delà d’une espèce de «proto-interactivité» et ressemble à une pratique collaborative de soin.

    En jachère et en tabarnak

    Ainsi, l’essai porte peut-être mal son titre: s’il comporte très certainement une dimension agonistique, il n’adopte pas la rhétorique prédicative et péremptoire du manifeste à laquelle les avant-gardes artistiques du xxesiècle nous ont habitué·es. Pleine de nuances, ne craignant pas la complexité, l’œuvre se rattache au manifeste sous sa forme adjectivale plutôt que nominale: elle a le caractère de ce qui est concret, visible, essentiel, nécessaire.

    C’est pourquoi il est aussi agréable de lire qu’il s’avère difficile d’en faire la critique. Non pas parce qu’il est peu évident d’en parler: Pattie O’Green a le sens de la formule, et rien que pour cette raison, j’ai envie de dire que son essai se lit un crayon à la main (ce que j’ai d’ailleurs fait, incapable de m’empêcher de souligner les réflexions judicieuses que l’autrice y prodigue, ou de répondre à ses invitations à écrire). Si l’exercice est compliqué, c’est parce que l’écrivaine nous incite à poser nos crayons et nos claviers pour aller jardiner.

    Entrecoupées des dessins de Delphine Delas, les entrées du Manifeste céleste sont autant de boutures (dont nul tuteur ne peut restreindre les ramifications) qui font éclore la pleine conscience politique. Elles réactivent la polysémie du mot méditation – à la fois réflexion intellectuelle, profonde, et recueillement contemplatif.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Pattie O'Green
Montréal, Remue Ménage
2021, 164 p., 19.95 $