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Fleurs de Diane

Fleurs de Diane
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À l’orée d’un bois, je découvre un cercle
de branches de bouleau blanc
à l’intérieur duquel des pivoines
blanches ont été disposées
1.

Régimbald

Toi au soleil pâle ou brûlant, de Diane Régimbald, est un recueil de poèmes imprimé en Corrèze à cent dix exemplaires, traversé par un fil vert qui relie ses pages comme s’il retenait le foisonnement de l’écriture dans la forme du livre. Le poème au fil vert présente le masque encore pulpeux d’un livre enveloppé, comme tous les masques, de végétation: «lierres grimpants2» dans lesquels je reconnais cette plante d’où émerge le délire chez la philosophe María Zambrano, et avec lui, la «naissance incomplète interminable3», «une nativité souffrante 4».

Qu’est-ce que naître, pour un poème? La poète s’en remet aux «vérités des semences / qui gonflent le corps / enfantement reconnu, joie / dans les mains de l’autre» (PP, p.19). Dans L’insensée rayonne, cette naissance répétée à venir réfère à ce que Zambrano appelle «la germination silencieuse de l’aurore5». La traduction catalane d’Antoni Clapés porte ce titre: L’aurora insensata. Soulignant l’importance de la pensée de Zambrano chez Régimbald, le traducteur dévoile l’un des noms de l’insensée: aurore. Cette aurore insensée «donne vie à l’inanimé provisoire / voyage sur la tranche6». Est-ce la tranche du livre? Il est attendu qu’elle est débordée et qu’elle rencontre, dans un jeu de distances et de transports propre au désir, la mélodie, le délire, l’écriture lisible: toutes les figures de cette parole en germe, qui prend parfois la forme d’une fleur.

Ce germe ne se fixe et ne se donne l’image de l’écriture que pour réclamer ses appuis dans le monde des sens. Offert, tendu. Ainsi, celle qui écrit repose sur «la colline de thym7», «parmi les petites fleurs séchées par le froid» (CC, p.20), dans le silence d’un «éblouissement fou8» et désiré, en provenance «des pistils de fleurs» (ACL, p.33). On dirait qu’elle habite ce jardin du «créé […] qui ne demande pas à naître9»; terrain de poussées sans but ni source qui n’est pas un paradis, pas plus qu’un livre. Car les fleurs sont en mouvement: les anémones dans la bouche10 reviennent par les yeux sous la forme d’un «regard bercé d’anémones» (ACL, p.4). Les livres conservent leurs silhouettes, leurs idées, leurs traits, alors que les fleurs passent, effaçant leur trace, introduisant des durées dans l’écrit et la possibilité de son commencement répétitif. Elles s’offrent à la lecture à condition d’être sensibles, fongibles, corruptibles comme le poème.

la rose s’est ouverte
terre d’épines
aux pétales pourris
dans l’humide
de l’aine (CC,
p.58)

Là où la poète sème, l’émergence du vivant ne laisse aucun temps pour le récit de l’écriture. Apparition, disparition. Le passé devient futur, sans transition, dans l’ensauvagement du monde à venir. Émerge avec la fleur, depuis l’«[e]nsevelissement / du désir / de ne pas naître» (SV, p.85), une parole insoumise à l’hérédité. Il est possible d’oublier, de rompre, d’abandonner ce que l’on sème, ou encore, pour reprendre les mots de Zambrano, de façonner avec l’aurore «une pensée sans mémoire11» offrant son expression au jardin, qui l’effacera ou la portera ailleurs.

Je lis «[n]e vexe pas les paroles du jardin» (SV, p.103) comme un appel à concéder au déplacement des fleurs une part de ce qui meut le poème visible. Les parois nombreuses, «parois du gouffre» (TSPB), «parois précieuses12», «parois du rêve13», «parois des rayons» (IR, p.14), accueillent des mouvements plus organiques qui permettent que «je glisse et m’enroule / aux parois cryptées» (PP, p.66). Les fleurs exécutent des vrilles en direction du plus clair de la lumière, émergent des parois du labyrinthe, de la ligne d’horizon, de la tranche du livre, de la basse continue. Elles inscrivent beaucoup moins qu’elles ne dansent dans les spires de l’oreille. Elles attirent les regards – celui de «la renarde complice des jeux / [qui] scrute les hélianthes14» –, tandis qu’elles se déplacent en des lieux inconnus de la lecture.

J’ignore si ce que je lis est écrit là où je le lis. Les fleurs me disent qu’en deçà de sa fixation dans le livre, le poème est une écoute. Les gestes du jardin sont sans inscription définitive: «Tes doigts bêchent le sol décrépit / raniment des pensées / qui vont plus près de l’oubli» (PP, p.30). Cette écriture fait passer l’herbier dans le jardin, sacrifiant une mémoire au vivant. «[T]oujours le recommencement rond» (CO), car les fleurs invitent à la relecture. Maintenant semées, épanouies plus loin, elles signalent l’existence, chez Diane Régimbald, d’une écriture secrète qui outrepasse les limites du livre trompe-la-mort, mais qui se devine au gré des apparitions et des disparitions d’hélianthes, de bougainvillées, de roses, de pivoines, de tulipes:

tromper la mort
comme cette tulipe qui
s’est arrêtée de faner
cristallisée dans la chambre

elle n’avance plus vers sa fin
mais vers sa négation absolue
folle négation qui
oublie de mourir
(P, p.25).

 


Colin est poète et étudiant en littérature. Il a publié aux éditions Poètes de brousse La ville inquiète (2018) et Chant d’obstacles (2021). Au doctorat en recherche-création, il s’intéresse au jardin dans des œuvres contemporaines.

  • 1. Diane Régimbald, Pierres de passage, Montréal, Le Noroît, 2003, p.64. Désormais PP.
  • 2. Diane Régimbald, La seconde venue, avec quatre tableaux de Kamila Wozniakowska, Montréal, Le Noroît, coll. «Initiale», 1993, p.56. Désormais SV.
  • 3. María Zambrano, De l’aurore, traduit de l’espagnol par Marie Laffranque, Cahors, Éditions de l’Éclat, 1989, p.42.
  • 4. Idem.
  • 5. Ibid., p.76.
  • 6. Diane Régimbald, L’insensée rayonne, Montréal/Amay (Belgique), Le Noroît/L’Arbre à paroles, 2012, p.23. Désormais IR.
  • 7. Diane Régimbald, Des cendres des corps, Montréal, Le Noroît, 2007, p.20. Désormais CC.
  • 8. Diane Régimbald, Au plus clair de la lumière: chant pour l’enfant qui revient, Montréal, Le Noroît, 2021, p.33. Désormais ACL.
  • 9. María Zambrano, op. cit., p.57.
  • 10. Diane Régimbald, Toi au soleil pâle ou brûlant, Blandine (France), éditions du Petit Flou, 2021, [s. p.]. Désormais TSPB.
  • 11. María Zambrano, op. cit., p.58.
  • 12. Diane Régimbald, Pas, Montréal, Le Noroît, 2009, p.11. Désormais P.
  • 13. Diane Régimbald, Sur le rêve noir, Montréal, Le Noroît, 2016, p.48.
  • 14. Diane Régimbald, Cœur d’orange, Perrigny-lès-Dijon (France), L’Atelier des Noyers, coll. «Carnets de couleurs», 2020, [s. p.]. Désormais CO.
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