Aller au contenu principal

Fêter Noël est un art qui se perd

Fêter Noël est un art qui se perd
Thématique·s
Faites circuler
Thématique·s

Comme la fin de l’année fiscale, la fin des vacances d’été et la fin des haricots, la fin du mois revient toujours nous rappeler que l’idée selon laquelle le meilleur est à venir demeure une farce grossière.

J’ai passé la première moitié de ma vingtaine à revendre des livres, des disques et des films pour acquitter le loyer ou arrondir les fins de mois. Des objets trouvés, achetés ou empochés sans scrupule, justement quand la poignée de médailles au fond de ma poche frôlait le ridicule.

La bibliothèque de McGill purgeait des livres, les mardis et jeudis matin, vers 9h30. Je passais la gratte. Sitôt localisés, sitôt revendus. Mais la plupart du temps, au lieu de faire l’épicerie, je finissais par échanger mon butin contre des trouvailles budgétivores, et garder deux ou trois roupies pour un sandwich et un café servis par des bohémiens bienséants.

Je ne sais pas si je fétichise les objets. Mais je cultive une fasci-nation pour l’aura et l’excentricité de certains; ma convoitise tient à leur rôle dans une quelconque mission de construire un monde à la mesure de ma vision. Je n’aime malheureusement pas assez l’ordre pour que ça en devienne fasciste.

Baudrillard avait cette phrase, dans Le système des objets, pour parler du dada du collectionneur: «L’objet est l’animal domestique parfait: un chien dont il ne resterait que la fidélité.» Je le sais, parce que j’en ai souvent revendu, des Baudrillard. C’était sur ma liste. Cette même liste qui me ramenait périodiquement au Chaînon, sur Saint-Laurent.

C’est à cette enseigne que le vieux m’est rentré dedans.

Manteau beige, cheveux très courts, nez saillant et une bouche dont je m’étonne encore que les dents n’aient pas volé en éclats; stalagmites fragiles d’une cave de résonance où hibernaient des phrases colossales. Il m’a percuté alors que je me retournais. J’ai lancé, sans le regarder, «Voyons, son père!» Un élan de jiu-jitsu verbal regretté quand j’ai reconnu Leonard Cohen, s’excusant de son étourdissement devant les pacotilles ambiantes.

J’ai fini par lui dire que le crayon avec lequel il écrit, à sa table de travail, dans Ladies and Gentlemen… Mr. Leonard Cohen, je le chercherais probablement toute ma vie. Il a pointé son cœur et a murmuré: «Man, ça me touche là, ça.»

Le voilà, mon conte de Noël personnel.

J’ai même volontairement oublié que l’histoire se déroule au printemps. Pas grave, c’est un conte. Il était une fois…

Justement, il était une fois un magazine qui paraissait à la veille des fêtes. Noël arrive. La saison où tout le monde va rentabiliser les gros titres glanés sur les réseaux sociaux pour expliquer le sens de la vie aux autres, le résultat des élections municipales et les nouveaux pronoms qui existent. Faites-vous plaisir, purs et moins purs, racontez-vous des histoires cette année. Tenez, je vous ai retrouvé trois perles prometteuses:

Contes scatologiques de tradition orale

Au moment où j’écris ces mots, je reviens d’un ciné-concert dans le cadre du Festival du nouveau cinéma. Le groupe montréalais Avec le Soleil sortant de sa bouche assurait la trame sonore du film Sweet Movie, de Duan Makavejev (1974), mettant en vedette Carole Laure, Pierre Clémenti, Roland Topor, Vivian Vachon (la sœur de Mad Dog) et des actionnistes viennois. Ça commence comme IXE-13 ou Mister Freedom et ça se termine comme les 120 journées de Sodome. Du sang, des fluides corporels. Tout ce que le spectacle de nos déjections et vomissements peut dire de nous…

En 2003, Conrad Laforte, ethnologue, folkloriste et professeur émérite à l’Université Laval, qui faisait paraître deux ans plus tôt les Contes traditionnels du Saguenay (Nota bene, 2001), publiait chez Va bene le recueil Contes scatologiques de tradition orale.

Édité dans la collection «Menteries drôles et merveilleuses», son livre fait écho à un commentaire de son collègue Luc Lacourcière, qui soulignait qu’autrefois «le peuple des campagnes riait de bon cœur aux farces scatologiques, tandis que la classe aisée des grandes villes préférait les histoires de sexe». La scatologie répugne, mais est en soi inoffensive, alors que les blagues de sexe ont tendance à dévaloriser ce qui est essentiel à la survie de l’humanité, insiste Laforte en introduction. Trente-cinq contes sont ici réunis pour le plus grand plaisir de ceux qui savent que couler un bronze est souvent moins honteux que récurer l’or mal acquis.

Histoires pour enfants snobs

Les collectionneurs aiment les dates et les numéros de série. Ces psychorigides certes fatigants permettent néanmoins très souvent de poser un regard valorisant sur des œuvres oubliées. Samedi 18 mai 1963, à Montréal, Champion Litho inc. achevait l’impression des 550 exemplaires d’Histoires pour enfants snobs, de Roger-Bernard Huard. Un dramaturge, illustre inconnu, qui avait préalablement fait paraître deux pièces (Ouais et Échappée), et qui revenait avec un recueil de contes et nouvelles légèrement ubuesques et anticléricales abordant violence et tabous autour du sexe et «déviances» variées sous l’angle du conte.

Mis en page par l’auteur lui-même et assorti de ses dessins et collages, l’objet fait penser à un point médian entre l’esthétique dada et les fanzines xéroxés des années 1980 et 1990. Une pièce de collection pour enfants snobs qui se respectent. La préface de l’ouvrage, une note de l’éditeur au cours de laquelle la voix de celui-ci ne cesse d’être interrompue par les interjections de l’auteur, vaut la peine à elle seule.

Monsieur Jean-Jules

Parlant d’enfants snobs, les lecteurs désormais orphelins d’un père grincheux qui savait comme nul autre trouver un troisième lien (gens de Québec, vous pouvez vous rendormir, on ne parle pas de transports en commun) dans toutes les conversations polarisées, seront ravis de faire des pieds et des mains pour cet autre conte introuvable, écrit par Pierre Foglia, mis en images par Réjean Parent et publié à la Courte échelle en 1982.

Une histoire dans laquelle un monsieur justement très porté sur les histoires — comme les adultes aux mains grouillantes qui parlent de storytelling dans ces bals des égos où il neige dans le nez de tout le monde — se sert de son talent de conteur pour grimper les échelons de la société avant d’être brutalement assassiné par une gamine de six ans dont il devient amoureux. La petite ne voulait rien savoir. Bien fait pour lui. On la comprend: «on ne dupe pas les enfants avec des histoires».

Vous l’aurez deviné, un tas d’autres cadeaux livresques auraient été de mise dans le cadre de cette incitation à la consommation de niche. J’avais en tête de vous parler du livre de recettes de Frank S. Cottroni, de la biographie de Jean Guilda ou bien de l’ouvrage de Pierrette Demers-Krynski, Les esprits parlent à des Québécois — presque aussi théâtral que Le procès des cinq (Lux, 2015). Mais ce sera pour un autre Noël, si je me rends jusque-là. La grippe sera mauvaise cet hiver, me dit-on.

En terminant, cette année, par pitié, si quelqu’un entonne Hallelujah, durant le temps des fêtes, faites bon usage du rouleau à pâte qui a roulé vos beignes. Cohen vous en sera reconnaissant.♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Conrad Laforte, Béatrice Laforte
Québec, Éditions Nota bene/Va bene
Roger-Bernard Huard
Montréal, Publications Agora
Pierre Foglia, Richard Parent
Montréal, La courte échelle