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Ferdinand, Jenny et le lapin Cassegrain

Ferdinand, Jenny et le lapin Cassegrain

Histoire d’hédonisme et d’exil, d’amour et d’angoisse, Ferdinand je suis à Paris, publié à l’origine en 1987, est considéré, avec Manhattan blues (1985), dont il reprend les personnages, comme l’un des romans phares de l’écrivain haïtien Jean-Claude Charles.

Roman

Histoire d’hédonisme et d’exil, d’amour et d’angoisse, Ferdinand je suis à Paris, publié à l’origine en 1987, est considéré, avec Manhattan blues (1985), dont il reprend les personnages, comme l’un des romans phares de l’écrivain haïtien Jean-Claude Charles.

Jean-Claude Charles naît en 1949 et décède en 2008. Il quitte Haïti pour le Mexique à l’âge de vingt et un ans, avant de se rendre aux États-Unis, puis en France, où il devient journaliste. En parallèle à ce qu’il appelle son «enracinerrance» des deux côtés de l’Atlantique, celui qui s’autoproclame le «nomade aux pieds poudrés» produit une des œuvres littéraires majeures, tant en vers qu’en prose, du corpus haïtien. Depuis quelques années maintenant, les éditions Mémoire d’encrier ont entrepris la réédition de ses livres: elles ont notamment fait reparaître Le corps noir (2017), un essai sur le racisme, De si jolies petites plages (2016), le «récit-reportage» sur les premiers boat people haïtiens, et Manhattan blues (2015), dont Ferdinand je suis à Paris est en quelque sorte la suite.

La Relation

L’excellent Patrick Chamoiseau éclaire le roman de Charles d’une préface qui propose de considérer l’exil au-delà de l’image du pays natal, au-delà de la terre haïtienne, comme un «Lieu» de stratégies et d’adaptations qui assument le «devenir-minoritaire» et la «Relation». Ce dernier concept, cher à Chamoiseau et développé d’abord par Édouard Glissant, est à penser comme une présence au monde qui se soucie et se nourrit de la diversité, mais qui s’oppose également aux dominations ainsi qu’aux absolus culturels, identitaires, phénotypiques au sein d’une complexité relationnelle qui doit accueillir l’imprévu. Cette pensée «créole», à la fois pragmatiste et existentielle, articule micro et macro-politique; Chamoiseau propose en outre une lecture du livre qui le libère de ses attaches identitaires, «nos vieilles attaches territoriales, linguistiques, culturelles, raciales, affectives», et l’ouvre aux possibles d’une «Personne1».

Crise

Ferdinand je suis à Paris, c’est le message que laisse Jenny l’Américaine sur le répondeur de son amant parisien, Ferdinand, écrivain haïtien en exil, sorte de double de Charles. Le roman fait le récit des quelques jours du couple réuni – et de Cassegrain son lapin domestique – jusqu’à la violente dispute qui le sépare. Au fil des journées d’amour, de vin, d’imprévus et de vacances montent une angoisse sourde, un débordement souterrain qui finissent par rejaillir. En effet, un très court voyage du journaliste en Haïti réveille une inquiétude que l’on sent liée à l’actualité de l’époque. L’histoire se passe en 1987, un an après la démission de Baby Doc, une période de grande instabilité politique et de drames pour l’île. Ferdinand s’y rend quelques jours pour le journal qui l’emploie. L’œuvre ne raconte pas ce séjour, traité en ellipse. Au retour du protagoniste, une colère soudaine et immense s’empare de lui. L’orage passé, il est mûr pour écrire le livre qu’il cherchait, mais peinait à trouver en lui. Ferdinand je suis à Paris est le roman d’une crise, de son avènement et de son apaisement. Haïti est au cœur de l’ouvrage tout en y étant relativement absente d’un point de vue textuel. C’est ce qui permet au personnage d’être libre. «Je n’appartiens à personne d’autre qu’à moi-même», conclut-il, ce qui ne l’empêche pas de réaffirmer l’amour qu’il voue au pays de son enfance.

Désir

Ferdinand je suis à Paris est également un livre de pulsions et d’angoisses, porté par une prose qui s’affranchit volontiers de la ponctuation, des règles de la syntaxe, et embrasse la puissance intérieure. Le désir suscité par les jambes d’une femme apparaît aussi vite qu’il s’évanouit dans la narration de Ferdinand, comme la peur soudaine d’être profondément seul, ou cette rage fulgurante de ne pas avoir Cassegrain à ses côtés et qui fait jaillir en lui un torrent d’insultes envers Jenny: elle devait ramener le lapin de chez un ami. Jenny est une «conne»; Cassegrain, un «connard». Faut-il ouvrir les voies d’une lecture psychanalytique? Le «con» de la femme dérivant de «conin», qui signifiait «lapin»… Que l’on suive ou non les chemins d’un inconscient du texte, force est de constater que Jean-Claude Charles aborde le politique par une série de plongées intérieures dans l’expérience d’un humain, d’une «Personne», comme le dit Chamoiseau, ce qui confère au livre sa profondeur et sa richesse.

  • 1. La «Personne» est une entité qui crée des alliances, ouvre des engagements, développe une éthique, et envisage pour elle comme pour ses enfants, comme pour tout le vivant, une ère post-capitaliste (Patrick Chamoiseau, «Vers une politique de la relation», sur le site de l’Institut de recherche de la FSU [institut.fsu.fr]).
Auteur·e·s
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Article au format PDF
Jean-Claude Charles
Montréal, Mémoire d'encrier
2021, 224 p., 21.95 $