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Faire la palette

L'éditorial de la rédactrice en chef Annabelle Moreau. 

Éditorial

L'éditorial de la rédactrice en chef Annabelle Moreau. 

Test.Edito

 

Ce numéro a failli ne jamais voir le jour. Ce n’était ni l’hiver, ni le froid, ni les chèques perdus dans la malle, ni l’engourdissant mois de février. Simplement le sujet: les écrivain·e·s cassé·e·s, les cachets anémiques, les peanuts des à-valoir que les redevances sur les livres ne finissent jamais par compenser, les budgets qui rapetissent, les bourses qui tardent à venir et le pilon qui trinque secrètement à notre santé les soirs de lancement. Tout le monde sait déjà que l’argent ne coule pas à flots dans le royaume de la littérature québécoise. Pourquoi y consacrer un dossier?

Je connaissais déjà l’éclatante évidence: la pauvreté systémique à laquelle les créatrices et créateurs font face et ses répercussions sur le temps qu’elles et qu’ils peuvent consacrer à leurs œuvres. Mais le comité de rédaction de LQ voulait aussi que l’on parle des écrivain·e·s qui en font… de l’argent, dis-je. Surtout avec des livres que le milieu littéraire aime ignorer: sagas historiques, guides pratiques, romance, ésotérisme, croissance personnelle et autres parchemins elfiques à vapeur.

Au Canada, ce ne sont que 4,6% des écrivain·es qui gagnent plus de 40000$ par année. Le reste survit autrement. C’est un peu l’opposé de la formule d’Hubert Aquin: «écrivain à défaut d’être banquier».

En amont et en aval de la création, pourtant, s’agite toute une industrie. Comme le dit si bien Mélodie Vachon Boucher, dans un balado enregistré en marge du dossier de ce numéro: «Comment ça se fait que moi et mes collègues, si nous ne nous levons pas demain matin, il n’y a plus de livres, mais que nous sommes les seuls qui n’arrivent pas à en vivre?» L’illustratrice et poète croit qu’il faut une grande résilience en ce qui concerne la rêverie, la légèreté, ainsi qu’une vocation profonde pour exercer ce métier.

Invitée au même micro, Mylène Gilbert-Dumas explique qu’elle a quitté un poste de professeure de français au secondaire, il y a dix-huit ans, pour vivre de sa plume. Un choix audacieux, mais encore possible au début des années 2000, alors que le roman historique était en plein boom. «Le plus gros problème, c’est que les revenus des auteurs n’ont pas augmenté en vingt ans, ils ont même baissé. Le prix moyen d’un livre n’a pas augmenté non plus, le cachet offert par l’UNEQ pour une animation est le même qu’il y a dix-huit ans. Pendant ce temps, le salaire minimum a presque doublé et nous, les écrivains, on est encore à la même place.» Pour tirer son épingle du jeu, Gilbert-Dumas publie environ un livre par année, fait des animations dans les bibliothèques, mais surtout, elle a appris à déchiffrer ses contrats (ce qui devrait être le b.a.-ba de la négociation: se faire respecter), et à vivre selon ses moyens. Elle publiera d’ailleurs, en septembre 2020, l’ouvrage Être heureux avec moins sur ses méthodes.

La lucidité de Gilbert-Dumas m’a refroidie: «Ma palette Costco, j’en ai besoin.» La phrase ne venait pas d’une Caroline Néron de la littérature, mais d’une écrivaine consciente de son lectorat et de sa place au sein de la chaîne du livre. Avec elle et Mélodie Vachon Boucher, le deuxième comptable le plus connu du Québec après François Legault répondait aussi aux questions posées par Dominic Tardif. «As-tu vraiment besoin d’inviter McSween», m’avait-on répété? «As-tu vraiment besoin de te faire dire que chaque écrivain est responsable de sa précarité?» Son éditeur, quant à lui, a tenu à peu près ce langage: «Ha! Ha! Pierre-Yves McSween dans Lettres québécoises…»

L’omniprésent gestionnaire des fonds de sacoches a parlé de chiffres, de pourcentages des ventes et de contrats, bien évidemment, mais il a aussi révélé le dessous de l’iceberg: «La question ultime à se demander: est-ce que vivre de sa plume est accessible à beaucoup de monde? La réponse est non. […] Surtout que la capacité de négociation d’un auteur est variable, jamais je ne signerais rien en bas de 10%, mais certains n’ont pas le choix.»

Depuis la publication d’En as-tu vraiment besoin, en 2016, McSween a vendu plus de 200000 exemplaires, et il est accessoirement devenu une cible facile: «J’étais la représentation même du capitalisme par un produit qui se vend avec notre produit noble.» Certains rétorqueront que le produit était déjà détourné, et que la noblesse se trouve ailleurs.

N’empêche qu’il est fascinant de voir la vitesse à laquelle 90% de l’argent découlant de la création s’envole vers d’autres poches que celles des créatrices et créateurs. Et si la tendance se maintient, une amélioration n’est pas à prévoir.

Retrouvez ce balado sur [opuscules.ca].

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