Aller au contenu principal

Fado de Coimbra

Une chambre à soi?
Thématique·s

À l’été 2022, je me trouvais à Naples, seul, un peu déprimé [cela m’arrive souvent, même sous d’heureux auspices, je n’en parle pas tant pour me lamenter que pour esquisser un trait circonstanciel], passais mes journées à errer dans la ville et finissais par me jeter dans un café pour écrire – c’est le but de mes fugaces exils. Le soir, je me rendais à l’enoteca de mon ami Nicola, j’étais en train d’y boire un verre d’aglianico quand m’écrivit mon amie Anaïs: Quand tu auras quelques minutes, je voudrais te raconter une histoire. Elle était en voyage au Portugal. Je lui dis que je rentrais à Montréal deux semaines plus tard, nous nous y verrions alors, ou elle pouvait m’appeler dès maintenant si c’était urgent. Elle me dit qu’elle préférait ne pas attendre le retour, cela m’étonna: Anaïs a toujours peur de déranger. Un an plus tôt, elle m’avait demandé de l’aider à apprendre le portugais en vue de son voyage, cela me réjouissait mais, chaque fois que nous nous rencontrions, elle craignait de m’ennuyer, de me faire perdre mon temps. Elle avait donc quelque chose d’urgent à me dire, pensai-je, si elle souhaitait me parler avant le retour à Montréal.

Anaïs est la fille de mon très cher Nicolas Chalifour [ne pas confondre avec Nicola Scagliola, mon ami napolitain qui n’a rien d’un écrivain, Chalifour est un écrivain qui n’a jamais mis les pieds à Naples], avec qui j’avais passé pas mal de temps à Lisbonne où nous avions fait les quatre cents coups et beaucoup écrit: nous nous étions représentés mutuellement dans nos livres, en miroir, de même qu’une panoplie de personnages, réels ou transposés [ou non], que nous avions rencontrés là-bas ainsi que dans nos livres respectifs: des nains, des acteurs, des détectives, des guignols.

Mon téléphone sonna.

Anaïs m’expliqua que son voyage se déroulait à merveille, elle avait adoré Lisbonne, adoré Coimbra où elle s’était fait des amis dans un restaurant qui est aussi un bar et où il y a chaque jour ou presque un spectacle de fado: A Diligência.

Je n’étais allé dans ce lieu que trois ou quatre fois, en 2007 certainement, lors de mon premier séjour au Portugal, deux ou trois ans plus tard aussi, sans doute, je ne sais plus, mais A Diligência avait toujours été un lieu important de ma mythologie portugaise. Le restaurant était décoré comme un sous-sol de banlieue: des murs blancs, presque fluorescents dans la noirceur de cette cave, saillaient, comme de gros tétons asymétriques, des pierres des champs laquées de noir auxquelles on se cognait ou s’appuyait pour se reposer. Tout au fond de la salle était exhibée comme un trophée une toile veloutée représentant une diligence fuyant dans le désert entre les monolithes, sur fond de coucher de soleil.

Anaïs me raconta que lorsqu’elle y était allée la première fois, ne s’y trouvait avec elle qu’un couple de clients pour trois musiciens, qui ne tarda d’ailleurs pas, le couple, à s’esquiver. Les musiciens continuèrent toutefois à jouer, juste pour Anaïs, ainsi qu’elle me l’expliqua, tout en discutant avec elle. Après quelques chansons, l’un des fadistas dit qu’il devrait partir, mais les autres jouèrent encore bien qu’elle fût, toujours, la seule spectatrice. Après quelques chansons, me dit-elle au téléphone, je leur ai demandé s’ils voulaient que je parte pour qu’ils ne soient pas obligés de jouer pour une seule personne toute la soirée, mais ils ont insisté pour que je reste, m’ont dit qu’ils étaient heureux de jouer pour moi – et tout d’un coup six personnes sont entrées bruyamment dans le bar, quatre musiciens avec leurs instruments et deux femmes qui les accompagnaient. Tout le monde se connaissait, parlait et riait fort, nous n’étions pas dix personnes dans le bar mais ils avaient créé une petite cohue. Ils me regardaient un peu bizarrement puis finalement l’accordéoniste s’est approché pour me dire qu’ils étaient là à cause de Luis [le jeune fadista parti un peu plus tôt], qui leur avait demandé de venir jouer pour moi! Ils se sont installés et ont commencé à jouer, à chanter et à déconner. C’était le bordel, c’était beau1.

[Elle me parla aussi d’un vieux chanteur abîmé et complètement soûl, et moi, je me fais sans doute des idées, mais j’ai l’impression de savoir qui il est, même si, quand je l’ai connu, il n’était pas si vieux.]

Anaïs retourna évidemment À Diligência le lendemain et fraternisa ce soir-là avec le gérant et barman, Jorge, qui lui conta que les Canadiens étaient des gens très sympathiques [fuir le Canada est pour moi un objectif de vie, un rêve inaccessible], et ouvrit pour elle une boîte contenant divers artefacts issus de nombreux pays, envoyés ou laissés par des clients. Jorge montra à Anaïs des billets de banque canadiens [pourquoi laisser des billets canadiens au Portugal?], des cartes postales, divers grigris, et lui expliqua avec émotion et fierté, selon Anaïs, que certains de ces touristes étaient venus dans son bar parce qu’un auteur québécois avait écrit un roman dont un épisode se déroulait À Diligência! Au téléphone, elle dit: Jorge a précisé que les clients en question lui avaient écrit le titre du livre et de son auteur sur un bout de papier et que, même si le papier, il l’avait perdu depuis, il s’en souvenait par cœur. Je n’en revenais pas, dit encore Anaïs, et je riais déjà de la coïncidence quand il m’a sorti avec un gros accent: Patrice Lessard, Le sermon aux poissons2! Anaïs lui expliqua qu’elle me connaissait très bien, que j’étais le meilleur ami de son père, que c’est moi qui lui avais conseillé de visiter A Diligência. J’aurais aimé que tu sois là pour voir sa face quand je lui ai dit ça! conta-t-elle.

Jorge lui expliqua ensuite que le propriétaire de l’immeuble essayait depuis plusieurs années de faire fermer le restaurant, pour des raisons qu’elle ne m’expliqua pas mais dont Jorge, il me semble, lui fit part. Toujours est-il que Jorge avait représenté à la Câmara Municipal de Coimbra [la mairie] que A Diligência constituait un lieu culturel important de Coimbra; le fado de Coimbra, traditionnellement interprété par des hommes, des étudiants de la plus vieille université du Portugal, qui se trouve dans cette ville, est assez différent de celui de Lisbonne, plutôt féminin comme son égérie, Amália Rodrigues. Parmi les arguments des défenseurs d’A Diligência compta pour beaucoup, d’après Jorge, qu’un écrivain étranger eût écrit un roman dans lequel ce lieu figurait.

A Diligência m’avait toujours semblé un lieu unique mais depuis plus de douze ans je n’avais plus remis les pieds à Coimbra et, jusqu’à tout récemment, ne pensais À Diligência que quand on me parlait de Coimbra, d’aller à Coimbra, et alors je mentionnais A Diligência comme un endroit à visiter – s’il existait encore. C’est un lieu qui aurait pu cesser d’exister il y a longtemps.

*

Il m’arrive souvent, réfléchissant à la littérature, de penser qu’elle est sans importance, qu’elle ne sert à rien. [Devrait-elle servir à quelque chose?] Il va de soi que l’être humain ne peut faire autrement qu’inventer des histoires, qu’il les écrive ou pas, il doit, au moins à lui-même, se raconter que sa vie a un sens. Savoir qu’il mourra, quoi qu’il en ait, ne peut lui suffire. Mais écrire? Faire des livres? Je lis trop, peut-être: après Thomas Bernhard, Danielle Mémoire et Juan José Saer, que reste-t-il à dire? J’évoque souvent en société l’inanité de la littérature, c’est une histoire que je me raconte, que je raconte aux autres, à propos de laquelle j’écrirai peut-être un jour un livre, ne serait-ce que par autodérision, car noircir du papier tient chez moi de la pathologie – j’ai pourtant la conviction que le mieux serait de me taire. Or qu’y a-t-il de plus littéraire que l’aspiration au silence? Ma posture est insensée.

Je ne peux toutefois nier que l’appel d’Anaïs me remua: si A Diligência existait toujours, c’était un peu grâce à moi, à ce que j’avais écrit.

De ce lieu qu’était A Diligência, je n’avais rien inventé, tout ce que j’en avais représenté dans Le sermon aux poissons, je l’avais repiqué [plagié du réel]: je rencontrai le vieil Augusto; un fadista pas si vieux mais complètement soûl continuait le spectacle; des Espagnols tapageurs vinrent gâcher la fête, il y eut presque une bagarre qui se régla à la portugaise: le fadista soûl fila sa guitare à l’un des trouble-fête qui joua durant presque une heure, jusqu’à ce que la foule le huât parce qu’elle était venue entendre du fado et pas de la chanson populaire espagnole. Je pense que même la discussion lors de laquelle Antoine annonce à Clara qu’il ne veut plus vivre au Québec est vraie, même si Antoine et Clara n’existent pas – ou si peu. Je n’ai jamais écrit À Diligência mais j’y ai trouvé des histoires, on découvre toujours au Portugal des personnages et des endroits fantastiques où rien n’arrive ailleurs que là, et on se sent privilégié, j’écris bien en voyage, me viennent en tête des tas d’histoires loufoques, peut-être issues de ma relative incompréhension des scènes pittoresques auxquelles j’assiste – j’ai honte de l’avouer, il y a d’ailleurs toujours chez moi une honte associée à l’idée d’écrire: inventant des histoires, j’ai l’impression de trop parler, comme dans une soirée où j’aurais pris sans jamais le lâcher le crachoir [ce qui m’arrive trop souvent, je suis un bavard invétéré, je ne sais qu’agiter les bras pour faire du vent].

Lorsque nous mîmes fin Anaïs et moi à notre conversation, je me sentis privilégié et heureux de me trouver à Naples, dans l’enoteca de mon ami Nicola. Je pensai que je devais rester à l’affût, quelque chose, sûrement, se produirait.

*

Je rentrai à Montréal deux semaines plus tard et envoyai de là pour Jorge, à Coimbra, un exemplaire du Sermon aux poissons dans lequel Anaïs et moi avions écrit un petit quelque chose qui se trouve quelque part ici, dans ce texte, sous une forme ou une autre. Je lui envoyai par la poste le livre qu’il ne reçut jamais, il m’écrivit un jour qu’il était resté pris à la douane. Quand je lui demandai davantage d’explications, il ne sut quoi me dire.

Le livre ne m’est jamais revenu, le livre a disparu.

 


Patrice Lessard est l’auteur d’un recueil de nouvelles, Je suis Sébastien Chevalier (2009), et de sept romans: Le sermon aux poissons (2011), Nina (2012), L’enterrement de la sardine (2014), Excellence poulet (2015), Cinéma Royal (2017), La danse de l’ours (2018) et À propos du Joug (2019).

  • 1.  Anaïs Chalifour, Notes de la Diligence. 
  • 2.  Ibid. 
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF