Aller au contenu principal

Exofutur antérieur

«We’ve Already Survived an Apocalypse» était le titre donné par le New York Times à un article, paru en août 2020, sur les représentant·es contemporain·es. de la science-fiction décoloniale.

Littératures de l'imaginaire

«We’ve Already Survived an Apocalypse» était le titre donné par le New York Times à un article, paru en août 2020, sur les représentant·es contemporain·es. de la science-fiction décoloniale.

La formule, attribuée tantôt à Rebecca Roanhorse (autrice de Postcards from the Apocalypse, 2018), tantôt à Grace Dillon (universitaire d’ascendance anichinabée à qui l’on doit Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science Fiction, 2012), utilise le déterminant «une» plutôt que «la» afin de qualifier l’apocalypse. En privilégiant l’indéfini, la phrase met l’accent sur le caractère eurocentré des fins du monde, telles qu’elles se déploient traditionnellement dans les littératures de l’imaginaire.

Comme l’afrofuturisme dont il s’inspire, le futurisme autochtone rappelle aux lecteur·rices que les structures impérialistes, qu’elles soient génocidaires ou esclavagistes, ont détruit des mondes pour construire et étendre l’hégémonie du leur. Au-delà d’une posture épistémologique distincte, cette pratique littéraire, partant du principe que le pire est déjà survenu, s’inscrit moins dans la logique catastrophiste de la dystopie qu’il ne veille à créer des univers où naissent des vacuoles de résistance, d’espoir, de solidarité.

Dirigé par Joshua Whitehead, le collectif L’amour aux temps d’après adhère résolument à ce postulat. En ouverture, le directeur de la publication s’interroge: «Qui décide de qualifier un événement d’apocalyptique, qui cette apocalypse doit-elle affecter pour être considérée comme "canonique"?» Sans le sentimentalisme que le titre pourrait laisser supposer, le recueil réunit des voix qui ont toutes en commun une croyance partagée: la foi en l’utopie non pas comme exercice naïf, mais comme acte de résistance face à un présent d’ores et déjà dystopique. Le projet n’est ni complaisant ni alarmiste; il est pragmatique: comment faire avec? Comment bricoler de l’être-ensemble, des modes de savoir et des façons d’aimer en plein cataclysme?

Pluraliser l’apocalypse

Tel que l’indique le titre, c’est par l’amour que chacun·e tente de faire advenir un futur neuf. Pas n’importe quel amour, cependant: pas celui que l’on aurait hérité, tout comme les traditions sciences-fictionnelles, des modèles hétéropatriarcaux de l’Occident. Les relations dépeintes dans L’amour aux temps d’après sont interespèces, pansexuelles, polyamoureuses, transgénérationnelles, cyberaugmentées; elles épousent les formes décolonisées et décoloniales que les auteur·rices leur donnent. Si la civilisation est morte, on peut au moins espérer que les normes socioculturelles qui la régissent ont disparu avec elle et imaginer des modes d’interaction alternatifs.

Réunies au départ parce qu’elles mettent en scène des fictions spéculatives bispirituelles et indigiqueer, les nouvelles de L’amour aux temps d’après, comme se prend à le souhaiter Whitehead dans son introduction, n’uniformisent pas, mais «pluralisent l’apocalypse» en ouvrant au maximum les possibles de cette désignation et de ce qu’elle recouvre pour chaque sensibilité à l’œuvre.

On peut d’ailleurs regretter que la singularité du style, le rythme du phrasé et l’ambiance générale de chaque nouvelle se perdent parfois en chemin dans le travail de traduction, dont on sent le filtre se poser sur les textes et en harmoniser l’expression. Il s’agit malheureusement du défi que représente la traduction d’un ouvrage collectif par une seule personne.

Nous révélons, iels révèlent

Dans l’ouvrage Des fins et des temps: les limites de l’imaginaire (Figura, 2005), les auteur·rices reprennent en introduction l’idée de Jean-Claude Carrière selon laquelle il faut également entendre l’expression «fin des temps» au sens grammatical: «[L]es fictions et les pensées de la fin sont marquées par une temporalité témoignant de cette nécessaire rupture. Les temps sont instables, les conjugaisons s’échangent, se contaminent, le futur, le présent, le passé se chevauchent et se disloquent.» Ainsi, le «temps d’après» ou la «fin des temps» renvoie potentiellement aux manières de conjuguer nos devenirs.

Or, s’il est des temps verbaux qui se prêtent plus adéquatement à la poétisation de la catastrophe, peut-être que certains pronoms personnels sont eux aussi davantage susceptibles de rendre compte du désastre. C’est en tout cas ce que nous laisse croire L’amour aux temps d’après: si le recueil fait la part belle au «iel» non binaire, il est également rédigé, dans une certaine mesure, au «nous» que permet l’acte d’écriture collective. En grec, le mot «apocalypse» (qui désigne, en plus de la fin du monde, un genre littéraire ancien) signifie «révélation», «dévoilement». Les écrivain·es réuni·es par Joshua Whitehead réactivent ce sens sur les plans spirituel et séculaire en nous faisant miroiter d’autres façons de comprendre l’état actuel du monde, d’habiter nos corps, d’entrer en contact avec diverses formes de vie.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Joshua Whitehead
Traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Voillot
Québec, Alto
2022, 24,95 p., 24.95 $