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Éternel Nobel

Dossier
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C’est avec un soupir de soulagement que le monde littéraire a accueilli le résultat du prix Nobel de littérature le 5 octobre dernier. Après l’édition précédente qui avait vu la consécration de Bob Dylan — vague auteur d’un roman expérimental intitulé Tarantula qui, admettait le New York Times à sa sortie en 1971, n’était «pas un événement littéraire» —, le choix de Kazuo Ishiguro semblait faire consensus. Pas assez connu pour être controversé, mais suffisamment pour que le public lettré en ait entendu parler, le bon vieux Nobel retournait enfin dans ses terres.

Chaque année, le cirque est le même, avec son lot de parieurs et de listes de favoris où se côtoient les Margaret Atwood, les Don DeLillo, les Philip Roth, les Haruki Murakami et les Salman Rushdie de ce monde, tous encore bredouilles au panthéon suédois. Les prédictions sont rarement justes, et le Nobel est ce genre de prix qui a tendance à nous sortir de notre «zone de confort», comme le veut une expression connue, en nommant tantôt des écrivains aux limites du littéraire, comme la journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch en 2015, ou encore relativement inconnus ailleurs dans le monde, comme l’était le poète suédois Tomas Tranströmer en 2011.

Toutefois, aucun de ces lauréats n’avait autant provoqué de remous que la sélection de 2016, qui avait vu la star Bob Dylan être accueillie par la grande porte du monde littéraire à la surprise de tous et à l’ire de certains. Comme à son habitude, la littérature était menacée, en crise, à l’article de la mort devant les assauts de la pop culture. «Si Dylan est un poète, aurait dit un jour Norman Mailer d’après la légende, je suis un joueur de basketball.» De son côté, Pierre Assouline décrivait le choix de Dylan comme un «bras d’honneur» à la littérature américaine.

La sélection de Dylan montrait, au dire de ses détracteurs, soit une forme d’abdication devant l’art grand public, soit une confusion des genres, si ce n’est simplement un manque de solidarité envers tous les artisans du milieu du livre qui essayent de vendre des livres et pas des billets de concert. Moins prosaïque, un certain Leonard Cohen, interrogé au sujet de ce choix, avouerait lors d’un événement à Los Angeles que c’était «comme épingler la médaille de la plus grande montagne sur le mont Everest».

Entre l’éternel et le transitoire

Les prix littéraires viennent d’une étrange tradition solennelle qui voudrait qu’un jury soit en mesure de déceler l’importance d’un livre ou d’une œuvre et, si possible, de son caractère intemporel. Bien sûr, les véritables esthètes capables de dénicher l’œuvre éternelle en son propre temps sont d’une espèce rare, et la plupart des prix ne sont qu’un obscur témoignage de leur époque. Un parcours rapide des listes de grands prix comme le Goncourt ou le Nobel nous entraîne dans une foule de noms inconnus aujourd’hui, de Guy Mazeline à Pär Lagerkvist.

Il m’est arrivé de travailler dans une bouquinerie quand j’étais au cégep, et j’ai pu constater de visu l’espace physique que pouvait occuper cet oubli des œuvres passées. La boutique se trouvait dans une petite maison de la rue Lafontaine à Rivière-du-Loup, et sa propriétaire, Andrée Dubé, n’était pas du genre à élaguer facilement sa collection. Au contraire, elle croyait que chaque livre devait trouver une seconde vie, une pensée un peu trop louable pour être pratique. Dans les faits, la librairie était envahie jusqu’aux fenêtres de livres en tout genre et d’intérêt variable au point que les poutres de la vieille maison pliaient sous le poids de tout ce papier entassé à l’étage.

Parmi les caisses qui obstruaient les entrées et les sorties, une partie du stock était constituée de livres d’une nommée Pearl Buck, de qui j’avais l’interdiction formelle d’acheter d’autres exemplaires. Pour une raison qui m’échappe encore, cette écrivaine américaine nobélisée avait un jour été populaire dans ces contrées reculées du bas du fleuve. De son temps, il faut dire que Pearl Buck, première femme prix Nobel de littérature des États-Unis, était une grande écrivaine. Ses écrits sur la Chine donnaient à lire un pays mystérieux d’avant Mao et la révolution culturelle. Aujourd’hui, il n’est possible d’y voir qu’un ramassis de clichés orientalistes décrits de la manière la plus ennuyeuse qui soit sans remous et sans excès, d’où les caisses qui s’empilaient chez madame Dubé, faute de lecteurs.

Notre Nobel national

Aussi transitoire que puisse être la célébrité des récipiendaires du prix Nobel, cela ne semble pas empêcher les nations du monde d’y voir une sorte de concours. Par exemple, c’est en grande pompe que les médias canadiens ont souligné en 2013 la désignation d’Alice Munro comme première lauréate (homme ou femme) du pays.

Le jury du Nobel semble d’ailleurs avoir une préférence notable pour les écrivains scandinaves, alors que huit Suédois ont leur nom en lettres d’or au temple de la littérature mondiale, de même que trois Danois et trois Norvégiens. Si on cumule et si on met de côté l’Islande et la Finlande, et qui ont chacun leur gagnant: respectivement Halldór Laxness en 1955 et Frans Emil Sillanpää en 1939, le cumul des prix de ces trois pays les classe quelque part au sommet du palmarès entre la France (15) et les États-Unis (13). Injustice, me direz-vous. Sans doute, mais le nationalisme littéraire n’est pas que l’apanage des Scandinaves.

Nos hérauts locaux du Conseil des arts et des lettres du Québec en collaboration avec le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises et l’Académie des lettres du Québec (CALQ, CRILCQ et ALQ, pour les amateurs d’acronymes) avaient d’ailleurs préparé, cette année, un plan infaillible pour s’assurer que le Canada français puisse, lui aussi, figurer au palmarès mondial: soumettre le dossier de Marie-Claire Blais. En effet, le comité du Nobel permet aux académies nationales et aux centres de recherche de présenter leurs candidats, un peu comme le font les comités olympiques. La prose au «lyrisme ample et prolixe» de Marie-Claire Blais, pour reprendre le discours prononcé par le professeur Michel Biron de l’Université McGill, n’aura cependant pas percé les cœurs du jury de Stockholm, qui lui a préféré ce sombre inconnu d’Ishiguro.

Parlant d’écrivain japonais, c’est d’ailleurs notre grand académicien, obséquieux à ses heures — on ne devient tout de même pas académicien sans donner deux ou trois tapes dans le dos —, qui suggérait, avant d’être immortel, que le Nobel soit remis «à la littérature québécoise» en entier. Une proposition alléchante qui n’a pas conquis non plus les cœurs de ces tristes Suédois.

Il faut dire que notre belle littérature québécoise n’a pas à rougir des prix et des palmarès dont elle félicite ses auteurs. Encore cette année, les revues et blogues nous enterraient sous des listes de livres parus en 2017 à lire absolument. Cette approche quantitative trouve son pendant dans le nombre de prix décernés (jusqu’au «Nobel québécois», le prix Gilles-Corbeil). À bien y penser, un livre québécois qui ne se retrouve sur aucune liste ou dans aucun palmarès subit un bien triste sort.

Même mon obscur premier recueil de poésie — je dis obscur en connaissance de cause parce que je viens de recevoir le rapport des ventes — s’est retrouvé en nomination pour un prix. Oui, chers lecteurs, un prix. Et à Paris, messieurs-dames. Quelques mois après sa publication en 2014, j’ai appris par courriel que la Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé pour la Poésie m’avait fait l’insigne honneur de me mettre sur la liste de son «Prix du premier recueil de poèmes». Ne me demandez pas qui sont ces gens, ni qui est à la tête de cette fondation, le livre n’a pas gagné. N’empêche, au diable le Nobel, nous approchons tranquillement de cette époque formidable où tout le monde aura son prix.

La pop et le transitoire

Revenons au cas de Dylan. Il faut rappeler que la musique folk et la littérature comme concepts tirent une même origine chez les romantiques allemands. Chez un philosophe comme Herder, qui, avec d’autres, introduisit le terme Literatur (avant, on parlait surtout de «belles lettres» ou de «lettres», ce qui n’est pas la même chose), l’expression d’un peuple se retrouve dans sa littérature. Il ne faut cependant pas entendre le terme au sens livresque où nous l’entendons aujourd’hui. Pour Herder, les formes orales ou musicales font tout autant partie de la littérature que les poèmes ou les romans.

Ces premières réflexions donneront lieu à deux savoirs qui se sépareront progressivement, l’anthropologie (et, avec elle, l’étude du folklore) et les études littéraires. Les deux sphères tendront à se spécialiser respectivement davantage au fil du XIXe siècle et du XXe siècle, si bien que les études littéraires et le folklore seront bientôt deux entités séparées, toutes deux portées par une volonté de constituer un patrimoine. On consigne les chansons, les légendes, les contes pour en garder la mémoire comme on finit par consigner les grandes œuvres littéraires dans un canon souvent national.

La démarche de Dylan s’inscrira dans celle du renouveau folkloriste américain, qu’on retrouve notamment chez un musicologue comme Alan Lomax ou un musicien comme Pete Seeger. Mais ce folklore était fondé, un peu comme la «grande littérature», sur un serment d’authenticité: les Mississippi John Hurt, Elizabeth Cotten et autres Leadbelly étaient célébrés pour leur absence de culture musicale supposée, pour leur capacité à se brancher directement sur l’ethos national américain sans passer par des codes empruntés. La tricherie de Dylan sera d’emprunter ces sons, ces codes, ces sonorités, tout en étant Robert Zimmerman (de son vrai nom), ce Juif de Minneapolis, né loin du Sud profond, des usines, du dust bowl de Woody Guthrie et des plantations. La littérature du XXe siècle aura suivi, en quelque sorte, le même parcours, tout opposée qu’elle était à la constitution du canon.

Un suspens

Toujours est-il qu’un rift s’est créé entre la littérature et le folklore. Grâce aux moyens de reproduction et de diffusion, la musique est devenue, dans la seconde moitié du XXe siècle, un art omniprésent. Difficile d’imaginer le silence dans lequel vivaient nos ancêtres il y a à peine trois ou quatre générations, quand la seule façon d’écouter une chanson était que quelqu’un l’interprète. La litté-rature, quant à elle, n’a pas décliné pour autant, mais sa place dans le panthéon des arts n’est plus la même: bien plus d’êtres humains ont entendu une chanson de Dylan que de personnes liront un livre d’Ishiguro.

Reste que la remise du Nobel à Dylan célébrait une œuvre qui répondait au même problème que celui auquel fait face la littérature institutionnalisée: celui de vouloir se croire un patrimoine culturel éternel. La démarche pop de Dylan était plus frontale, un plagiat éhonté, son mensonge était de corrompre le folk, d’en dépouiller l’éternel, de dévoiler la forme en son centre, et d’en dégager la beauté.

Après un long suspens où on ne savait même pas s’il accepterait le prix, Dylan a fini par présenter son discours à l’Académie, un discours magnifique dans lequel il citait Joyce et Homère, un discours qui permettrait peut-être de le raccorder aux grandes préoccupations littéraires. Quelques jours plus tard, Slate dévoilait que l’essentiel du discours avait été plagié sur le site SparkNotes. Était-ce de la lâcheté, une simple tricherie, ou le plan machiavélique d’un chanteur folk qui voulait nous montrer que son œuvre n’était qu’un remix? Libre à vous d’imaginer la valeur de ce pied de nez à la littérature éternelle. Pour le reste, aussi bien contempler le transitoire.♦

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