Aller au contenu principal

Et le destin frappe à la porte

Et le destin frappe à la porte

Une femme est seule chez elle. Elle fait couler un bain, se dévêt et plonge dans l’eau. Tout à coup, on sonne à la porte. Elle ignore. Mais ça insiste.

Polar

Une femme est seule chez elle. Elle fait couler un bain, se dévêt et plonge dans l’eau. Tout à coup, on sonne à la porte. Elle ignore. Mais ça insiste.

Si le roman de Suzan Payne débute par une scène de crime des plus violentes et des plus sanglantes, l’autrice a pour elle ce talent d’imaginer ces moments de terreur subtils où, pour une femme, le viol et la mort s’anticipent très rapidement, trop facilement. L’intrigue d’Annabelle, premier roman de Payne et premier tome de la trilogie Pour toi mon amour pour toujours, avance et se développe dans la menace diffuse mais constante qui plane sur la vie des «femmes un peu paranos qui voient des méchants partout» :

J’avais hésité une fraction de seconde, après tout, je ne le connaissais pas, puis j’avais accepté. Il me paraissait plutôt inoffensif, quoique de nos jours, on ne sait jamais. Mais comme nous étions dans un lieu public, je m’étais dit qu’il était peu probable qu’il m’attaque en plein jour.

En effet, s’il fallait capter l’essence du polar de Payne, je dirais qu’elle émane de ce reproche à la paranoïa qui caractérise l’imaginaire de beaucoup de femmes, qui se nourrit d’une croyance en la violence intrinsèque des hommes (des étrangers, mais aussi des maris jaloux et des amants éconduits), de ceux «qui se cache[nt] dans l’ombre» et qui, terriblement, se confirme dans le roman. On peut dès lors inscrire l’œuvre de Payne dans une mouvance contemporaine d’autrices (André A. Michaud, Marie Saur, Marie-Ève Bourassa) qui investissent et pensent autrement le genre policier.

Histoire de gens sans histoire

Annabelle Simard est retrouvée presque sans vie dans son appartement. Elle a été battue, violée et poignardée. Les lieux du crime révèlent une mise en scène qui est l’œuvre d’un esprit sadique et dérangé, alors que les chats d’Annabelle sont retrouvés décapités et qu’avec leur sang les mots «Pour toi mon amour pour toujours» ont été inscrits sur le mur. L’enquête policière débute. Le récit, toutefois, revient sur le passé, sur les quelques jours précédant le crime, à travers la perspective du personnage de Valérie, et celle d’Annabelle qui, depuis l’état sous-conscient de son coma, offre des bribes de ses derniers souvenirs. Comme ces strates narratives se superposent, on découvre au fil de l’histoire la nature surprenante et bouleversante des liens qui nouent le destin des personnages, et qui participent du mystère et de la suspicion sur lesquels se fonde la cohésion du roman.

Quand le chaos s’insère dans une communauté anonyme et sans histoire, dans «un quartier tranquille […] [où] il ne se passe rien», et quand la victime «est très polie et gentille», la violence qui frappe de manière hasardeuse et arbitraire met en lumière ce qu’on ne peut prévenir ni contrôler. Payne réveille ainsi chez la lectrice et le lecteur ce sens du doute qui, s’il s’imposait au quotidien, les plongerait dans une peur et une confusion généralisées. Que se passe-t-il lorsqu’on se met à interroger ce qui dans la vie paraît banal et ordinaire? Ou quand on retrouve dans ce qui nous semble étranger «quelque chose de familier»? «Combien d’êtres humains vivent des vies entières complètement invisibles, comme cette maison, se fondant dans le paysage, sans jamais être vus des autres, trop pressés par leurs vies mouvementées et leurs problèmes nombrilistes?» Quand on met en question les relations, les amours et les amitiés qui ont toujours semblé sincères et probants, on risque d’être saisi par l’horreur de la désillusion et des trahisons qu’ils cachent. Ainsi, les histoires d’adultères et de fausses filiations qui se multiplient dans Annabelle se présentent comme la nouvelle norme, et attestent d’une méfiance justifiée à l’égard de ce qui devrait inspirer la confiance.

Consentir à l’improbable

«C’est un vrai roman-savon cette histoire.» Si, au départ, l’on peut être dubitatif devant une intrigue qui se développe selon une accumulation de révélations et de revirements soudains, de coïncidences invraisemblables, et de rencontres inespérées; si parfois les monologues intérieurs, les espoirs et les craintes des personnages peuvent sembler trop affectés et quelque peu grossiers ou exagérés, il y a quelque chose d’exaltant lorsque l’on abdique cet impératif de la vraisemblance et que l’on accepte tout ce que promet le soap opera de drame, de pathos et de sentimentalité. Car c’est bien dans ce double registre que s’inscrit la narration d’Annabelle, alors que les histoires sentimentales des personnages constituent le matériau même du mystère et de l’enquête. Et, justement, cette exaltation n’est possible que grâce au talent certain de Payne à déjouer nos attentes et à maintenir le suspense. Si elle laisse au fil du récit des indices qui nous amèneraient à résoudre l’énigme, l’autrice reprend ses droits en nous refusant toute résolution, dans une fin ouverte qui nous portera vers la lecture du deuxième tome, Valérie, qui paraîtra en mai 2019. ♦

 

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Suzanne Payne
Moncton, Perce-Neige